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mun, et de trouver en un seul de ses membres le savoir d'un corps académique. Pouvait-on s'attendre de voir à la fois en lui et le mérite du professeur qui ne se serait jamais occupé que des devoirs essentiels de son état, et le mérite du savant qui ne le serait devenu qu'aux dépens de ses premiers devoirs? Il était permis d'ignorer que chaque jour était plus long pour Lebeau que pour tout autre. Les instants de loisir que lui laissaient des obligations indispensables, une bonne partie de ceux que revendiquait le repos de la nuit, étaient consacrés à l'étude. C'était le centre de ses plaisirs et de ses amusements, et après des travaux pénibles, il ne savait se délasser que par un nouveau travail. Il est vrai que la nature, en lui donnant les forces nécessaires pour ne pas succomber, lui avait aussi accordé en partage une conception prompte et facile, un jugement droit, une perspicacité rare, une mémoire heureuse, avec une imagination riante et féconde. L'exercice constant de toutes ces facultés l'avait mis à portée d'amasser une multitude de provisions diverses qui, sans confusion, se présentaient sous sa main dès qu'il en avait besoin: elles sortaient alors, comme sans effort, du dépôt fidèle et bien ordonné qui les recelait. L'habitude du travail était devenu chez lui une seconde nature, qui le maîtrisa même dans l'âge affaibli et appesanti par le poids des années. Incommodé dangereusement d'un crachement de sang quelque temps avant sa mort, toute application lui fut interdite par M. Bouvard son médecin et son ami. Il parut docile; mais ayant caché secrètement des livres dans son lit, il faisait semblant de dormir pour engager ceux qui l'entouraient à le laisser libre et tranquille: alors les livres sortaient de leur réduit obscur pour y rentrer au moindre bruit. On s'aperçut de la ruse, et aux reproches qu'on lui faisait : Je mourrai, répondit-il, encore plus vite par l'ennui que par le travail.

Tel est l'art, telles sont les ressources qu'il aurait pu faire envisager à quiconque était étonné de l'immensité de ses connaissances, s'il eût été dans le cas de ce Romain obligé de dévoiler la magie innocente qui lui assurait constamment une moisson plus abondante que celle de ses voisins: aussi ne touchait-il aucune matière qu'aussitôt il ne l'épuisât, sans laisser rien à l'écart, sans rien oublier. C'est ce que nous avons reconnu bien des fois dans nos séances particulières, où nous donnant l'exemple de l'assiduité, il fournissait régulièrement les mémoires d'usage ou plutôt c'est ce que le public reconnaît tous les jours dans ces mémoires mêmes qui enrichissent notre recueil.

Son début parmi nous fut l'examen d'une question épineuse qui avait fort embarrassé les antiquaires : il s'agissait de ces médailles frappées sous les règnes de Tite, de Domitien, de Nerva et de Trajan, qu'on appelle médailles restituées. Elles portent les noms de deux personnages, d'abord ou celui d'un magistrat de l'ancienne république ou celui d'un empereur, ensuite le nom du prince qui, faisant frapper la médaille, s'annonçait pour restaurateur, par le mot entier ou abrégé, restituit,

On croyait, c'était du moins l'opinion la plus généralement reçue, que ces princes avaient pris le titre de restaurateurs, parce qu'après avoir fait refaire d'anciens coins de monnaie, ils avaient voulu que les médailles frappées avec ces coins renouvelés eussent cours dans le commerce, concurremment avec leurs propres monnaies.

Lebeau, après avoir réfuté ce systême, établit son opinion qui lui semble avoir un des caractères distinctifs de la vérité, en ce qu'ayant été trouvée la dernière, elle aurait dû se présenter la première à l'esprit. Il montre donc que la restauration indiquée par la médaille de nouvelle fabrique, est le rétablissement en tout ou en partie d'un ancien monument érigé par le personnage dont le nom paraît sur cette médaille avec celui du restaurateur. Il développe cette idée simple et heureuse dans six mémoires, et en montre l'application à toutes les médailles de cette espèce qu'il fait passer en revue l'une après l'autre. Une critique solide et lumineuse, mettant en œuvre tout ce que peut lui fournir la connaissance des monuments et des médailles, et jusqu'aux traits les moins connus de l'histoire, dissipe l'obscurité qui régnait auparavant sur cette matière.

A peine sorti de cette carrière, il entreprit d'en fournir une seconde plus vaste et plus difficile. De tous ceux qui ont écrit sur la légion romaine, aucun ne lui paraissait avoir embrassé ce sujet dans toute son étendue, parce que l'étude approfondie de l'histoire lui avait montré une infinité de traits intéressants échappés à leurs recherches. Pour suppléer à leur travail, en consultant exactement sur chaque point les originaux, il résolut de suivre le soldat légionaire, depuis l'instant de l'enrôlement jusqu'à celui, où, après un long et pénible service, on l'envoyait se reposer dans les colonies, et encourager la jeunesse au métier de la guerre, autant par le récit de ses actions militaires, que par l'aspect de la récompense dont elles avaient été couronnées détail immense qui l'engageait à traiter de la levée des

:

soldats, du serment militaire, du nombre des soldats de la légion, des diverses sortes d'enseignes, d'armes et d'habillements, des exercices, de l'ordre de la marche, du campement et de la bataille; de la police des légions, de leur paie, de leur nourriture, de leurs punitions, de leurs récompenses, de leurs priviléges; des divers noms donnés aux légions, et de leur nombre dans les temps différents; des quartiers des légions, du congé et de la vétérance; et enfin des villes où elles furent envoyées et qu'elles formèrent, soit par des colonies, soit par des campements.

Mais il s'astreignit sensément à n'envisager une matière si vaste et si féconde, que par le côté qui tient à l'histoire et à l'érudition. Il était trop sage pour ne pas éviter le ridicule dont se couvrit un jour aux yeux d'Annibal, et le reproche que s'attira de la part du célèbre Carthaginois, ce philosophe grec, qui tout fier des rêves qu'il avait enfantés dans son cabinet, eut l'effronterie de disserter en public, dans un long discours, sur toutes les parties de l'art militaire et sur le devoir d'un général : témérité dont s'applaudit peut-être l'amour-propre du philosophe, parce que s'il mérita l'indignation et le mépris du trèspetit nombre de connaisseurs, il recueillit les nombreux suffrages de l'ignorante multitude.

Dans une longue suite de mémoires, où Lebeau a traité la plupart des parties de son sujet, on remarque tant de profondeur, de netteté, d'exactitude, de discernement, qu'on regrettera toujours de n'avoir pas de sa main le peu qui manque, pour former un ouvrage complet sur un point de littérature aussi intéressant.

Partagé entre sa chaire et l'académie, il était encore appelé à une autre place par la voix publique : elle avait retenti aux oreilles de M. Piat, professeur d'éloquence au Collége Royal, qui, connaissant depuis long-temps le mérite du sujet, n'hésita pas de le désigner pour son successeur. Si Lebeau, nommé en 1752, dut être affligé de ne voir d'abord autour de lui que deux disciples, il fut bientôt consolé par un nombreux auditoire qui s'empressa d'accourir à ses leçons.

Cependant, avec ce surcroît d'occupations, un travail d'un autre genre l'attendait encore dans le sein de cette compagnie. Affaibli par des infirmités habituelles, M. de Bougainville demanda au roi la permission de se démettre de la place de secrétaire perpétuel, dont il faisait les fonctions depuis 1749; et Sa Majesté, en 1755, lui donna pour successeur Lebeau, qui n'était pas encore alors dans la classe

des pensionnaires. Quand je rappelerais ici l'intelligence, l'activité, le zèle infatigable qu'il a montrés durant l'espace de dix-huit ans qu'il a rempli cette place, je ne dirais rien qui ne soit presque aussi connu du public que de cette compagnie. Mais si je dis que je dois à l'amitié généreuse dont il m'honorait, le dangereux honneur d'être nommé par le roi pour lui succéder en cette partie; si j'ajoute que le souvenir d'un bienfait auquel je me suis long-temps opposé, ne s'effacera jamais de mon cœur, l'académie, aujourd'hui qu'il n'est plus, affligée d'une double perte, n'en sentira que mieux qu'il n'est point remplacé dans le lieu où je le représente.

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La rédaction des volumes de nos Mémoires, imprimés depuis 1756 jusqu'en 1770, est son ouvrage, de même que les éloges historiques des académiciens morts dans cet intervalle, et jusqu'en 1772. Il en faut excepter l'éloge d'un frère cheri, formé de ses mains, en qui il devait espérer de revivre, et qui, dans cette compagnie, marchait à grands pas sur ses traces. Il l'avait vu, avec une tendre satisfaction estimé digne, dès l'âge de vingt-deux ans, d'être son successeur dans la chaire de rhétorique au collége des Grassins. C'était un autre luimême par qui il se voyait remplacé dans une carrière favorite, avec un succès dont chaque jour le rendait témoin, puisque dans le même temps et dans le même collége il occupait une chaire de grec, fondéc en sa faveur; comme si cette école eût été jalouse de posséder à la fois les deux frères.

La douleur morne et profonde dont le cœur de l'aîné fut pénétré, lorsque son cadet lui fut enlevé dans la vigueur de l'âge (en mars 1766), lui ferma la bouche. M. l'abbé Garnier, lui prêtant alors un secours officieux, l'acquitta pleinement envers le public, d'un triste devoir, dans une de nos séances publiques.

Un secours d'une espèce différente lui était nécessaire, pour un projet dont la contiuuation lui fut comme substituée par la mort de M. de Bougainville. Je parle de l'histoire métallique de nos rois, travail qui ne pouvait s'exécuter que de concert avec des artistes, parce qu'il fallait avoir les dessins et les gravures sous les yeux. Privé de ce secours, Lebeau n'a pu recueillir en cette occasion que la gloire, si c'en est une, d'avoir refusé de toucher une pension qu'il était dans l'impossibilité de mériter.

Croira-t-on qu'une vie si pleine, si chargée d'occupations diverses, ait pu laisser quelques instants vides, quelques intervalles libres ?

Qu'on interroge une infinité d'auteurs qui ont eu recours à ses lumières et consulté son goût avant de hasarder leurs productions; ils diront que l'amour des lettres rendait tout possible à Lebeau. Il revoyait, il corrigeait avec une égale constance un manuscrit abstrait et volumineux, et une feuille volante de poésies légères. Que ne pourraient pas aussi répondre tant de personnes de tout état, qui sont venues si souvent l'interrompre pour des objets qui lui étaient étrangers? épitaphes, inscriptions, épithalames, épigraphes, discours latins, français, prose, vers, projets, plans d'éducation, tout était jugé de son ressort; et quand il se prêtait à leurs désirs, c'était sans songer à en tirer vanité, à peine en conservait-il le souvenir. Si dans quelques morceaux devenus publics, ses amis, ses parents même qui n'étaient point dans le secret, croyant reconnaître sa touche, le pressaient par des questions importunes, il avouait enfin; mais on sentait lui coûtait le sacrifice de la modestie fait à la vérité. On eût dit qu'il voulait étendre à ces productions le précepte évangélique sur la charité : la main gauche ignorait ce qu'avait fait la droite.

ce que

Mais qu'est-il besoin de recourir à des témoignages étrangers, pour juger si Lebeau savait trouver et mettre à profit des moments de loisir au milieu des occupations les plus multipliées, quand on considère que, dans un âge déjà avancé, il osa former une entreprise capable d'occuper la vie entière d'un homme de lettres? On comprend que j'ai en vue l'Histoire du Bas-Empire. De quoi s'agissait-il en effet ? de parcourir depuis le règne de Constantin le Grand, jusqu'à la prise de Constantinople, un espace d'environ douze cents ans, souvent à travers la lie et la barbarie des siècles, toujours dans les fastes ténébreux d'un empire qui, ou ébranlé de toutes parts par des secousses redoublées, ou énervé par ses propres vices, et déchiré par des divisions intestines, s'écroulait chaque jour, et précipitait l'instant d'une ruine fatale. Il fallait dévorer l'ennui attaché à la lecture d'une foule d'auteurs, ou mal instruits, ou passionnés et prévenus, ou secs et décharnés, dont le moindre défaut est de manquer de l'ordre, de l'élégance, de la noblesse, du goût, enfin de ces grâces piquantes qui charment dans les écrits des beaux siècles d'Athènes et de Rome. L'amour du vrai, de la vertu, de la religion, qui avait inspiré le projet, soutint Lebeau dans cette longue et laborieuse carrière, dont il avait fait choix, disait-il, pour arriver doucement au tombeau. Ayant promis de donner deux volumes chaque année, il acquittait régulièrement la

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