Imágenes de páginas
PDF
EPUB

CHAPITRE XX.

L'abbé de Rancé retourne à Veret: Ses fentimens, & les mesures qu'il prend pour fe défaire de fon patrimoine, & de fes Benefices. Il en écrit à l'Evêque d'Alet.

PENDANT que l'Evêque de Commin

ges admiroit l'abondance des graces dont il avoit plû à Dieu de prévenir l'Abbé de Rancé ; cette foy fi vive, ces fentimens fi purs & fi défintereffez, & cette difpofition fi peu commune, qui le portoit à tout facrifier à fes devoirs ; l'Abbé retiré à Veret, étoit agité de diverses pensées. L'amour propre qui n'eft jamais bien éteint, même dans les plus grands Saints, luy reprefentoit vivement la grandeur & l'étendue du facrifice qu'il alloit faire. Son patrimoine vendu, & donné aux pauvres, & la démiffion de fes Benefices, l'alloient réduire fans retour au fimple neceffaire; condition d'autant plus dure à une ame grande & liberale comme la fienne, qu'il fe retranchoit tous les moyens d'obliger & de faire du bien. Une famille foulevée

contre luy, des amis mécontens, des domestiques défolez, des difficultez prefentes qu'il avoit à furmonter, de plus grandes qu'il luy étoit aifé de prévoir, les plaintes, les reproches dont on alloit l'accabler, tout cela combattoit fsa foy ; mais d'un autre côté, l'incertitude de la durée de la vie, la mort qui nous furprend lors qu'on y penfe le moins, les Jugemens de Dicu, la crainte de manquer à la grase, l'exemple de JESUSCHRIST, le peril même où les richeffes mettroient fon falut l'affermiffoit luy faifoit prendre des refolutions à l'épreuve de toutes les confiderations humaines. Il avoüe même dans une Lettre à l'Evêque d'Alet, qu'elles n'ont jamais eu affez de pouvoir pour luy causer le moindre repentir des engagemens qu'il avoit pris avec luy.

[ocr errors]

&

Les agitations qu'il avoit reffenties n'ayant donc fervi qu'à l'affermir il refolut pour executer ce qu'il s'étoit propofé avec moins d'embarras, de le faire avec un fort grand fecret, & d'en dérober la connoiffance à tous ceux qui pourroient avoir quelque interêt de s'y oppofer; mais les chofes fe pafferent trop proche de Tours, pour être igno-rées à l'Archevêque. Il avoit une atten

tion continuelle fur ce qui fe paffoit à Veret, il étoit informé de toutes les démarches de fon neveu; le voyage d'Alet luy avoit été fort fufpect, & it en craignoit les fuites. Il apprit que l'Abbé de Rancé pensoit à se défaire de Veret, & le bruit s'en répandit bien-tôt dans la famille. On fçut enfuite, qu'il avoit deffein d'en faire autant du refte de fon patrimoine.

Cette refolution allarma tous ceux qui y avoient interêt, & on en fit de grandes plaintes; on s'emporta contre les Directeurs feveres, on ne l'épargna pas luy-même ; on refolut enfin de ne rien obmettre de tout ce qui le pourroit détourner de fon deffein.

lut,

On luy reprefenta fur cela, que le danger des richeffes, par rapport au fanè confiftoit pas à les poffeder, mais à y avoir de l'attachement, que tout dépendoit de l'employ qu'on en faifoit. Qu'à le bien prendre, les richeffes n'étoient jamais mieux qu'entre les mains des gens de bien; parce qu'ils étoient les feuls qui en faifoient un bon ulage. Que cependant, fi l'efprit de penitence dont il étoit refolu de fuivre les mouvemens, ne luy permettoit pas de Letenir les biens que fon pere luy ayok

faiffé, comme à l'aîné de fa maifon, il avoit un frere & une fœur qui n'étoient pas encore pourvus. Qu'il étoit d'autant plus obligé de leur laiffer fon bien, qu'il fçavoit mieux que perfonne qu'ils en avoient befoin; & que leur legitime à laquelle ils alloient être reduits, ne fuffifoit pas pour les établir dans le monde felon leur condition. Que de leur préferer des étrangers dans le cas de la neceffité, ne pouvoit être l'effet que d'une pieté mal entendue, qu'il entroit même dans cette conduite une espece de dureté & d'infenfibilité pour fes proches, qui n'avoit jamais été du caractere de la veritable vertu. Qu'enfin s'il vouloit laiffer fon bien à fon frere, on s'engageroit à fatisfaire à toutes les obligations de juftice & de confcience dont il ne croyoit pas fe pouvoir dispenser.

L'Abbé de Rancé fe crut d'autant plus obligé de juftifier fa conduite, qué les reproches qu'on luy faifoit, tomboient indirectement fur ceux qu'il avoit confultez, & dont il étoit refolu de fuivre les fentimens. Il répondit donc à ceux qui s'oppofoient à fon deffein, que le mauvais ufage qu'il avoit fait jusqu'alors de ces mêmes biens qu'on luy confeilloit de retenir, ne luy permettoic

le

pas de douter du danger qu'il y avoit pour luy à continuer de les poffeder. Que le falut étoit d'une fi grande importance, qu'on devoit toujours prendre les voyes les plus fûres pour y arriver. Qu'on ne pouvoit nier que les richeffes n'y fuffent un grand obstacle, parce qu'en nous donnant les moyens de fatisfaire nos paffions, elles nous expofoient continuellement aux occafions d'offenfer Dieu. Qu'il étoit vray que danger des richeffes confiftoit proprement en l'attachement qu'on avoit pour elles, & au mauvais ufage qu'on en faifoit ; mais qu'il étoit fi difficile de ne s'y pas attacher, & de refifter à cette cupidité fecrete, qui nous portoit fans ceffe à en abufer, qu'il feroit toujours incompa rablement plus fûr de s'en défaire. Qu'à la verité le monde ne s'accommodoit pas de ces fentimens ; mais que ce n'étoit pas luy qu'il falloit confulter, lors qu'il s'agiffoit de la pratique de l'Evangile, & des moyens de faire fon falut. Il ajouta que s'il n'avoit à craindre

que

les dangers qui fe rencontrent dans la poffeffion des richeffes, il feroit beau coup plus naturel de laiffer fon bien à fon frere; que l'amitié qu'il avoit pour Juy fans l'entremise de perfonne,ne man

« AnteriorContinuar »