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PORTRAIT de mon Ami.

CLEON LEON reçut en naiffant cette délicateffe d'organes qui accompagne fouvent le génie; un feu brûlant coule dans fes veines, & répand la vie fur toutes les actions; ce feu le nourrit & le confume; fon efprit lui fournit une vigueur que fon tempérament lui refufe. Qu'un mot réveille une idée intéreffante, auffi-tôt on le voit treffaillir; il fe leve, il parle, il s'agite & femble dire, je n'exifte que pour fentir & pour connoître.

Quelle vie ! quelle expreffion dans fes regards! que de femmes envieroient fes yeux ! Mais non, ils lancent le feu du génie ; & quoique trèsgracieux, ils ne font pas faits pour orner le front de Vénus ni celui des Graces.

Ses traits ne font ni mâles ni efféminés, fon fourire eft doux & tendre; fa phyfionomie fine, expreffive, un peu finguliere, peint naturellement la candeur & la gaîté; mais les fré

quentes fecouffes d'une imagination impétueufe lui font exprimer fucceffivement le mépris, la colere ou l'indignation : en un mot, on ne peut regarder la figure que comme le miroir de fes idées. Eft-il beau? eft-il laid ?... Dites-moi ce qu'il pense dans ce moment, & je répondrai.

Le cœur de mon ami eft ineftimable à mes yeux; époux vertueux & fils attentif & foumis, dans les petits foins qu'il donne fans ceffe aux devoirs de la nature & de l'amitié, on ne reconnoît plus ce mépris qu'il prétend éprouver pour les délicateffes minutieufes, cet amour des grands principes qui lui fait abhorrer les détails. Soyons humains, dit-il quelquefois, mais que le bien foit l'ouvrage de notre raison & non celui du coeur, dont la fenfibilité n'eft jamais que foibleffe; point de compaffion, c'eft une petiteffe; fon orgueil la bannit, il eft vrai, mais elle fuit au fond de fon cœur. Son efprit dédaignant de fuivre un fentier battu, s'écarte, fans s'égarer, dans des routes inconnues; fon cœur, incapable de s'éloigner de la bonne nature, marche toujours à côté d'elle;

ainfi fes fentimens & fes idées different constamment. Ses principes le tirannisent. Cléon a paffé fa vie à combattre fes paffions, & le combat n'eft pas fini.

Que de chimeres dont il s'engoue! Il fuffit pour cela qu'elles lui paroiffent dignes de fon admiration. Stoicifme rigoureux, prodiges de l'antiquité,ignorance & fimplicité des peuples fauvages, ce font autant de fantômes qui enchantent fon imagination.

Vaudroit-il mieux l'avoir pour ami que pour amant ? Dans l'amour il porteroit trop d'enthousiasme; peut-être ne chériroit-il que le fimulacre de fon imagination; d'ailleurs il feroit difficile de le fatisfaire,parce qu'il feroit difficile d'aimer comme lui. Si Cléon m'avoit aimée, je douterois qu'il m'eût connue; fon amitié me flatte davantage. Conftant en amour comme en amitié, amant délicat, paffionné, prefque jaloux, il portoit le defpotifme au sein de l'amour, & la liberté dans le mariage.

Il eftime les femmes autant qu'il en eft eftimé, car perfonne n'a plus que

lui le goût de l'honnête; il l'aime par inftinct, & jamais l'efprit ou la beauté n'ont pu le réconcilier avec l'indécence. Il n'a aimé qu'une fois, au moins à ce qu'il dit; les bleffures de fon cœur ont tourné au profit de fon ame; quand l'un s'eft flétri, l'autre s'eft ranimée; moins tendre, il s'est élevé, & il a pris de la vigueur en perdant de fa fenfibilité.

Ses amis font bien fes amis, mais que le nombre en eft petit! Cléon n'en perd aucun par fa faute; il joint à l'énergie de l'amitié la délicateffe de l'amour; il n'exige de fes amis que ce qu'il fe fent capable de faire pour eux, mais peu de gens le peuvent.

Son amour propre eft de la plus grande inconféquence: tout-à-la-fois timide & confiant, il fe croit capable des plus grandes chofes, & quand il faut mettre la main à l'oeuvre il ne sent plus que fa foibleffe.

Au milieu de fes amis fon efprit eft vif, doux, confiant; le fentiment parle chez lui par épigrammes ; il eft trop fin pour être fade.

Eloquent lorsqu'il le faut, Cléon

fçait éviter également le ton emphatique & le ton décifif; fimple, naturel, il parle de lui-même avec complaifance, & de fes amis avec tranf port.

Perfonne ne fçait rendre les autres plus contens d'eux-mêmes ; vous vous trouvez de l'efprit avec lui & vous en avez réellement ; vous jouiffez de vous-même avec délices, mais votre laffitude vous avertit des efforts qu'il vous fait faire.

Perfonne ne croit plus écouter que mon ami, & je n'en fuis point étonnée; un inftant de filence eft pour lui un fiecle de pensée, & c'est par elle qu'on doit mefurer le tems.

Cléon néglige trop les petits devoirs de la fociété, il ne voit que ceux qu'il aime, je crains qu'enfin il ne vive feul.

Cléon n'eft la dupe de perfonne; fincere jufqu'à l'imprudence, on croit fouvent être plus fin que lui; il est vrai que la plupart des gens lui font fi indifférens qu'il ne fçauroit être fin avec eux. Son génie eft bien fupérieur à fon efprit; l'un m'amufe & l'autre

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