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tique. A peine a-t-il commencé à vous émouvoir, que cette premiere impreffion eft effacée par une impreffion contraire; une froide plaifanterie, une miférable équivoque vient dans les momens les plus intéreffans glacer au fond du cœur la terreur & la pitié au moment même qu'il avoit fçu les faire naître par un trait touchant ou fublime.

Le défaut le plus remarquable de notre poëte eft fon goût pour les jeux de mots. Il n'y a rien qu'il ne facrifie au plaifir de faire une mauvaise pointe. C'eft pour lui la pomme d'or qui le détourne fans ceffe de fa route & lui fait manquer fon but.

On trouvera peut-être étrange qu'en expofant les défauts de Shakefpeare, je n'aie pas parlé de la violation des unités dramatiques, ces regles inftituées par l'autorité réunie des poëtes & des critiques; mais à cet égard j'effaierai de le défendre contre fes cenfeurs.

Ses histoires n'étant ni des tragédies, ni des comédies, ne font point foumifes aux loix propres à ces deux genres de drames. Tout ce qu'on eft

en droit d'en exiger, c'eft que les incidens en foient variés & intéreffans; que les changemens d'action foient fuffifamment préparés pour être bien compris, & que les caracteres foient vrais, diverfifiés & foutenus. Il n'y faut pas chercher d'autre unité.

En examinant de près les principes fur lefquels font fondées les unités de tems & de lieu, peut-être que ces regles perdront un peu de leur prix & de la vénération qu'elles ont obtenue depuis le tems de Corneille; peut-être qu'on s'appercev qu'elles ont donné plus de peine au poëte que de plaifir au fpectateur.

La néceffité d'obferver ces deux unités naît de la prétendue néceffité de rendre le drame croyable. Les critiques regardent comme une chose impoffible qu'une action qui a demandé des mois ou des années puiffe être fuppofée se paffer dans l'efpace de trois heures, ou que le fpectateur puiffe croire qu'il reste affis dans un théatre, tandis que des ambaffadeurs vont & reviennent, qu'on leve des armées & qu'on prend des villes, qu'un profcrit erre en exil & retourne dans fa

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patrie, ou jufqu'à ce que celui qu'ils ont vu faifant la cour à fa maîtreffe au commencement d'une piece pleure à la fin la perte prematurée du fils qu'il a eu de cette maîtreffe après l'avoir épousée. Une faufleté évidente révolte, dit-on, l'efprit, & la fiction perd fa force lorfqu'elle s'éloigne de la vraisemblance.

Les limites étroites du tems, ajoute-t-on, ont déterminé néceffairement celles du lieu. Le fpectateur qui a vu le premier acte à Alexandrie, ne peut pas fuppofer qu'il fe trouve à Rome au fecond; il fçait qu'il n'a pas changé de place & que les lieux n'ont pu changer d'eux-mêmes.

Voilà le langage triomphant que tiennent les critiques contre les irrégularités des drames, & l'on n'a pas même fongé à y répondre; mais il eft tems de leur dire, d'après l'autorité de Shakespeare, qu'ils prennent pour un principe inconteftable un paradoxe que leur efprit dément au moment où leur bouche le prononce. Il eft faux qu'aucune représentation dramatique ait jamais été prise pour une action réelle.

L'objection fondée fur l'impoffibilité de paffer la premiere heure à Alexandrie & lafeconde à Rome, fuppofe qu'au lever de la toile le fpectateur imagine être réellement à Alexandrie, & qu'il croie qu'en venant au spectacle il a fait un voyage en Egypte & qu'il vit dans le tems de Cléopatre & d'Antoine. Affurément celui qui fe feroit cette illufion pourroit bien la pouf fer plus loin; s'il prend dans un certain moment le théatre qu'il voit pour le palais des Ptolemées, pourquoi ne le prendroit-il pas au bout d'une demiheure pour le promontoire d'Actium? L'illufion, s'il y en avoit, n'auroit point de limites certaines. Si le fpectateur peut une fois fe perfuader qu’Alexandre & Céfar font pour lui d'anciennes connoiffances; s'il peut prendre une falle éclairée par des chandelles pour la plaine de Pharfale ou pour les rives du Granique, il faut qu'il foit dans un état d'ivreffe qui le met hors de la portée de la raison & du vrai; il n'y a pas de motifs pour qu'un efprit ainfi exalté fonge à compter les minutes, ou pour qu'une heure ne puiffe pas lui paroître un fiecle.

Mais la vérité eft que les fpecta teurs font toujours dans leur bon fens & n'oublient jamais que le théatre n'eft qu'un théatre & que les acteurs ne font que des acteurs. Ils viennent pour entendre déclamer des vers & repréfenter une action. Cette action doit fe paffer quelque part; mais les divers incidens qui completent une fable peuvent fe paffer en des lieux fort diftans les uns des autres; & où eft l'abfurdité de fuppofer que ce même lieu, qu'on connoît pour un théatre moderne, repréfente Athênes dans un inftant & Syracufe dans un autre?

De même qu'on fuppofe un lieu, on peut étendre le tems. La plus grande partie du tems qu'exige une fable. dramatique s'écoule entre les actes; car la portion de l'action qui eft repréfentée a une durée égale à celle. de la réalité même. Si dans le premier. acte les préparatifs de la guerre contre Mithridate font fuppofés fe faire à Rome, l'événement de la guerre peut bien, au dénouement, être fuppofé fe paffer au Pont. Nous favons qu'il n'y a ni guerre ni préparatifs ; que nous ne fommes ni à Rome ni au Pont;

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