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que ce n'eft ni Mithridate ni Lucullus qui font devant nous. Le drame nous préfente des imitations fucceffives d'actions fucceffives; & pourquoi la feconde imitation ne repréfenteroitelle pas une action arrivée plufieurs années après la premiere, fi toutes les deux font tellement liées l'une à l'au tre qu'il n'y ait que le tems qui les fépare? Le tems eft de tous les modes d'existence celui qui obéit le plus aifément à l'imagination; un efpace de plufieurs années qui eft écoulé fe conçoit auffi facilement que le paffage de quelques heures. Dans la contemplation nous refferrons fans peine le tems des actions réelles; nous permettrons donc volontiers de la refferrer dans les imitations de la réalité.

Mais on demandera comment le drame peut intéreffer fi l'on n'y donne aucune croyance ; je répondrai qu'on y donne toute la croyance qu'exige un drame; il intéreffe comme une peinture vraie d'une chofe réelle; comme repréfentant au spectateur ce qu'il éprouveroit s'il fe trouvoit dans la fituation où fe trouvent les perfonnages du drame. Si notre coeur eft

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ému,ce n'eft pas que nous penfions que ce font des malheurs réels dont nous fommes témoins, mais feulement des malheurs auxquels nous fommes expofés. S'il y a de l'illufion, ce n'eft pas que nous croyions malheureux les perfonnages que nous voyons;c'eft nous-mêmes que nous imaginons malheureux pour le moment; nous fommes émus par la poffibilité & non par la préfence de l'infortune comme une tendre mere pleure fur fon enfant lorfqu'elle fonge que la mort peut le lui enlever. Le plaifir que nous donne la tragédie vient du fentiment que nous avons de la fiction même ; fi nous croyions voir des meurtres & des trahifons réels, ce fpectacle ne nous plairoit plus.

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Toute imitation produit de la peine ou du plaifir, non parce qu'on la prend pour la réalité ; mais parce qu'elle rappelle à l'efprit la réalité. Lorfque notre imagination eft agréablement remuée par la peinture d'un beau payfage, nous n'imaginons pas pour cela que nous allons jouir de l'ombre des arbres que nous voyons, & nous rafraîchir aux fontaines qu'on nous montre; mais nous aimons à penfer au plaifir qu'il y

auroit à voir couler cette eau limpide, & à nous repofer fous ces ombrages. Nous fommes intéreffés en lifant l'hiftoire d'Henri V; mais perfonne n'a jamais pris le livre qu'il tenoit pour le champ d'Azincourt: une repréfentation dramatique eft un livre récité avec des circonftances concomitantes quien augmentent ou diminuent l'effet.

La lecture d'une piece affecte l'efprit comme la représentation même; il est donc évident qu'on ne donne pas de la réalité à l'action. Il s'enfuit qu'on peut fuppofer un efpace de tems plus ou moins long, écoulé entre les actes, & que l'auditeur d'un drame ne tient pas plus de compte de la durée de l'action que celui qui lit une histoire où dans une heure on fait paffer fous fes yeux la vie entiere d'un héros ou les révolutions d'un empire.

Il eft auffi inutile de rechercher

que difficile de fçavoir fi Shakespeare a négligé l'observation des unités à deffein ou par une heureufe ignorance. Comme il n'y a d'unité effentielle à la fable que celle d'action; & comme celles de tems & de lieu, n'étant fondées

que

fur de fauffes fuppofitions, ne fer vent qu'à rétrécir le cercle du drame & à diminuer par-là fa variété, je ne crois pas qu'il faille regretter que Shakefpeare ait ignoré ou ait négligé ces prétendues regles.

Le poëte qui, en réuniffant toutes les autres perfections du drame, obferveroit encore rigoureufement les unités, mériteroit les mêmes éloges qu'un architecte qui auroit l'art d'orner une citadelle de tous les ordres d'architecture fans lui rien faire perdre de fa force; mais la beauté principale d'une citadelle eft d'être bien défendue contre l'ennemi, & le plus grand mérite d'un drame eft d'imiter la nature & d'inftruire l'homme.

Il ne feroit pas impoffible que ce que j'écris ici ramenât les principes de l'art dramatique à un nouvel examen. Je fuis effrayé de ma témérité ; & quand je fonge à la réputation & à la force des écrivains qui foutiennent l'opinion contraire, je fuis tenté de refter dans un refpectueux filence; comme Énée abandonna la défenfe de Troye lorfqu'il vit Neptune lui-même ébranlant les murailles, & Junon à la tête des affiégeans.

Ceux qui ne trouveront pas mes raifons fuffifantes pour approuver le jugement de Shahefpeare, trouveront du moins dans les circonftances de fa vie des motifs d'indulgence pour l'ignorance qu'on lui reproche.

Pour apprécier avec jufteffe les compofitions d'un écrivain, il faut les comparer avec l'état du fiecle où il a vécu, & avec les fituations particulieres où il s'eft trouvé; car quoique ces circonftances particulieres ne rendent un livre ni meilleur ni plus mauvais aux yeux du lecteur, cependant il fe fait toujours une comparaison fecrete des ouvrages d'un homme avec les moyens qu'il a eus; & comme il eft bien plus important de rechercher jufqu'où l'homme peut étendre fes vues & apprécier fa force naturelle, que de fçavoir dans quel rang on doit placer un certain ouvrage, on aime à connoître les inftrumens dont l'ouvrier s'eft fervi,auffi bien qu'à juger fon travail; on veut fçavoir ce qu'il ne tient que de fes propres forces, & ce qu'il doit à des fecours étrangers & accidentels. Les palais du Mexique & du Perou étoient

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