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pendant une longue fuite de Siecles? Tous les Peuples n'ontils pas refpecté fes illufions & fes impoftures comme des décrets nfaillibles? Quelles contradictions, que dis-je? Quelles perfécutions n'ont pas effuiées pendant leur vie ces flambeaux du monde, ces Philofophes profonds dont nous refpectons à fi bon droit la mémoire? La perte des biens, la prifon, l'éxil ont été la récompenfe de leurs découvertes & le prix de leurs travaux. Ils fe font vûs pourfuivis par des décrets foudroïans qui n'ont flêtri que l'ignorance & l'intérêt qui les avoient décernés. Fermons les yeux fur um fpectacle aufli humiliant d'une part qu'il eft attendriflant de l'autre. Tirons un voile favorable fur les erreurs de nos Peres. Rougiffons pour eux des abfurdités dans lefquelles ils font tombés. Plaignons-les d'être nés dans des Siècles moins éclairés que le nôtre. Mais au lieu de nous féliciter fur notre prétendu bonheur, travaillons pour en acquerir un réel, faifons nos efforts pour découvrir la vérité : ne fût-ce que pour priver nos defcendans de l'avantage que nous croïons avoir fur nos prédéceffeurs, & leur épargner la honte de rougir de nos travers, comme nous rougiffons des écarts de nos Ancêtres.

Réfléchiffons fur nous-mêmes. Sommes-nous exempts de fauffes opinions? Non fans doute, celle que j'entreprens de détruire en est une preuve. Effaïons d'en découvrir la fource.

Nous voïons tous les jours des gens pleins de confiance qui veulent parler de tout & décider fur tout. Ils auroient fouvent peu de chofe à dire en ne parlant que de ce qu'ils connoiffent. Ils auroient auffi trop à faire, s'il leur falloit examiner tout ce dont ils veulent parler. Ils prononcent comme bien inftruits fur ce qu'ils ne favent que par foupçons, & font les dédaigneux fur ce qu'ils ignorent; par conféquent leurs approbations font rares. C'eft fans doute à des autorités de ce mérite que le préjugé que je combats doit fon origine. Tâchons de développer comment il a pu fe foutenir.

Tous les hommes n'ont pas le ton décifif. Il en eft beaucoup au contraire qui ne fe reglent que fur le rapport d'autrui. Echos fucceffifs les uns des autres, ils répétent machinalement aujourd'hui ce qu'ils ont appris machinalement hier; ils font indifferemment les canaux de l'erreur ou de la vérité. Semblables à la cire molle, ils reçoivent également toutes fortes d'empreintes. Ils ne foupçonnent pas ou s'embarraffent peu qu'on ait pu les tromper. A combien de faux jugemens cette conduite ne les expofe-t-elle pas?

Si quelqu'un de ces Automates croïoit s'excufer en difant: Mais, je ne fuis pas Géométre, & par confequent je ne puis me déterminer à cet égard que fur la foi d'autrui; je lui répondrois que ce défaut de lumieres eft un prétexte fort défectueux. Quoi! fi je ne connois pas la Mufique, fi mes oreilles peu délicates ne font point affectées de l'harmonie la plus mélodieuse, me fera-t-il permis d'affurer d'après le témoignage de quelqu'autre qui n'en faura pas plus que moi, que les Œuvres de Lulli, de Rameau, ne font que des compofitions médiocres? Faites-vous inftruire, nouveau Midas, me répondroit quelque Mifantrope, avant de décider fur des beautés qui vous font inconnues; ou au moins difpenfez-vous d'en juger.

Mais fuppofons qu'un homme plus judicieux défirant favoir ce qu'il doit penfer fur une matiere qu'il ne connoît pas, s'adreffe à quelqu'un qu'il fait l'avoir étudiée. Sera-t-il certain fon oracle foit exemt de paffion? La réponse ne peutque elle pas être dictée par la vanité, par une baffe envie ou par un fordide intérêt? Par exemple, qu'un de ces hommes diffipés, plus curieux de s'amufer que de s'inftruire, ait lû des Livres de Mathématiques avec l'attention qu'il apporte à la lecture de ces licentieufes bagatelles que peu de gens fenfés connoiffent, & que la poftérité ne nous reprochera jamais. Il ne tire aucun fruit de ce prétendu travail. Rien n'eft moins furprenant. Celui qui voïage en pofte peut-il faire une defcription géographique des lieux qu'il parcourt? Demandez-lui ce qu'il penfe des Mathématiques. Asurément, vous répondrat-il, je ne fais rien de fi difficile au monde, je ne manque pas de pénétration; cependant je les ai étudiées avec tout le foin dont je fuis capable, & je vous avouerai que je n'y entens rien.

Faites la même queftion à un génie borné qui les pofféde médiocrement après une étude affidue de trente années. Rien n'eft plus attraïant, vous dira-t-il, rien n'est plus grand, rien n'est plus flateur; mais auffi rien n'est plus difficile. Je fuis en état d'en juger, & je fais combien il m'en a couté de travail. Sa réponse est auffi fincere que celle du premier. Il vous trompe d'auffi bonne foi qu'il s'eft trompé lui-même. Son amour propre ne lui permet pas de penfer qu'un autre que lui puiffe en moins de tems acquérir les mêmes connoiffances. La vue de l'Aigle pafferoit pour une chimere auprès d'une Taupe qui raifon.

neroit.

Qu'on

Qu'on s'adreffe enfuite à un homme fenfé, qui, privé des excellens traités que nous avons fur prefque toutes les parties, n'ait eu à fa difpofition que quelques-uns de ces ouvrages hériffés d'un bout à l'autre de raisonnemens fans raifon; de ces livres qui ne font qu'un cahos de galimathias obfcurs, qu'un fatras mal tiffu de pieces rapportées fans choix, fans liaison, fans ordre. Suppofons encore qu'il ait eu le malheur de lire ces ridicules brochures inintelligibles même à leurs Auteurs, dans lesquelles au lieu de démontrer, ainfi qu'on l'annonçoit, des découvertes admirables, on a feulement prouvé jufqu'où peuvent aller l'ignorance & l'orgueil. Je conviendrai fans peine avec lui qu'il a dû trouver bien des obstacles à furmonter dans une étude fi mal dirigée. Comment ne pas s'égarer en suivant de mauvais guides? On ne peut jamais les quitter affez tôt.

Mais interrogez le même homme après qu'il aura lû les Elemens du Pere l'Ami, du Pere Reyneau: Quand il connoîtra Malezieux, l'Hôpital, Varignon; quand, formé par les bons ouvrages de nos contemporains, vous le verrez suivre fans héfiter Descartes, Newton, Leibnitz, & lire avec autant de goût que de fruit les favans Mémoires de nos Académies d'Europe; interrogez-le, dis je, fur l'Etude des Mathématiques. Sa réponse n'eft pas douteufe. Il ne trouvera pas d'expreffions fatisfaifantes pour vous faire fentir la prodigieufe différence qu'il aura éprouvée entre fes derniers travaux utiles & fes premieres tentatives infructueuses.

Delà nous conclurrons qu'on doit s'abftenir de juger des matieres qu'on ne connoît pas par foi-même, & qu'en fuivant le torrent des opinions communes, on rifque fouvent de se laiffer entrainer à des préjugés honteux. Avec cette difpofition prudente, notre efprit devient plus capable de démasquer l'erreur & de s'attacher à la vérité. Il ne s'agit donc alors que de connoître l'une & l'autre. J'efpere, MESSIEURS, vous mettre bientôt en état de décider entre elles. Ce n'eft point par des autorités, c'est par des raifons que je me flatte de vous convaincre. J'en appelle à vos propres lumieres. Quelles reffources n'y trouverai-je pas?

La nature nous a fourni les Principes de la Numération, & par conféquent de l'Arithmétique. A peine un enfant comTome L

d

mence-t-il à bégaïer fa langue, qu'il commence auffi à compter par fes doigts. Les premiers hommes ont fans doute fait la même chofe. Au moins la méthode de nombrer par dixaines, qui eft commune à prefque toutes les Nations, marque entre elles une convention tacite de fe fervir de cette mefure invariable que le Créateur a donnée à tous les hommes. Si d'abord ils ont exprimé chacun des dix premiers nombres par un de leurs doigts, ils ont bientôt remplacé chaque doigt par un caractere. Enfuite ce Calcul trop borné les a conduits tout naturellement à défigner le nombre de dixaines, ou, fi l'on veut, le nombre de fois qu'ils avoient compté leurs dix doigts, par de nouvelles marques diftinctives qui n'ont pu dépendre que de la varieté des notes ou du changement de lieu. Lorsque ce nombre de dixaines eft devenu égal à celui des doigts, il a fallu encore une nouvelle place ou un nouveau figne. Mais on a fenti qu'on rendroit le calcul embaraffant en multipliant les chiffres. On a donc mieux aimé convenir que leur valeur dépendroit à la fois de leur figure & de leur place. On a diftingué différens ordres de nombres, & pour exprimer le plus petit nombre de chacun de ces ordres, on a fupprimé le plus grand de l'ordre immédiatement inférieur. C'eft ainfi qu'après avoir fubftitué les dix chiffres aux dix doigts, on eft venu fucceffivement au point d'exprimer tous les nombres poffibles fans multiplier les caracteres.

Les opérations de l'Arithmétique font auffi fimples que la numération elle-même. Non-feulement tout homme peut les entendre, mais encore tout homme de bon-fens eft capable d'inventer une maniere de les éxécuter. C'eft fans doute par cette raison qu'on a tant de méthodes différentes qui tendent au même but, & parmi lesquelles il s'agit feulement de choisir les plus fimples & les plus fimmétriques. On feroit donc mal fondé à y fuppofer des difficultés qui ne s'y rencontrent pas. Auffi voit-on peu de perfonnes s'en plaindre.

Il n'en eft pas de même de l'Analogie ou de la Science des rapports, proportions & progreffions. Bien des gens regardent cette partie comme une Science épineufe & dont la théorie délicate échape à ceux qui n'ont pas une certaine difpofition &, pour ainsi dire, une certaine proportion d'efprit. Effaïons de détruire cet obftacle imaginaire.

On conviendra, je crois, que de deux hommes le plus grand

doit avoir l'habillement le plus long. Cette idée renferme deux rapports, l'un entre les deux hommes, l'autre entre leurs habits. On conçoit avec la même facilité que ces deux hommes feront également bien habillés, fi (toutes chofes d'ailleurs égales) chacun des deux habits eft également jufte à la taille de celui qui le porte. Cette comparaifon de deux rapports égaux forme une proportion. Enfin, fi depuis le Nain jufqu'au Géant nous fuppofons une fuite d'hommes dont les tailles différentes croiffent felon un certain ordre, les longueurs & largeurs de leurs habits doivent croître fuivant le même ordre. Cette fuite de rapports égaux n'eft autre chofe qu'une progreffion, Qu'après avoir faifi cette idée, on life attentivement un traité de proportions, je défie qu'on puiffe être arrêté par quelque difficulté férieuse. Il eft vrai que celui qui ne concevra pas que le rapport de fon habit au mien doit être égal au rapport de fa taille à la mienne, fera fagement de ne point étudier l'Analogie. Mais parmi tous les hommes, qu'on m'en trouve un.

Au contraire fi le concours d'une infinité de fuffrages étoit fuffifant pour autorifer une opinion, jamais préjugé n'auroit été mieux établi que celui qu'on a contre l'Algébre. Cependant jamais préjugé ne fut moins raifonnable. On dit que l'Algébre eft effraïante. On ne dit pas en quoi. Je penfe même qu'on feroit fort embaraffé d'en rendre raifon. En effet, MESSIEURS, tâchons de découvrir dans l'Algébre la prétendue caufe de cette fraïeur chimérique. Elle ne peut éxifter que dans le Calcul en lui même ou dans les caracteres dont fe fervent les Algébriftes. Mais ce qui n'eft apperçu ni par l'efprit ni par les fens ne peut faire aucune impreffion fur nous. Le Calcul en lui-même n'eft pas un objet fenfible; ainfi ceux qui ne le connoiffent pas, ne peu. vent en être effraïés. Bien-loin qu'il épouvante ceux qui le connoiffent, on y trouve au contraire un attrait invincible dès qu'on en découvre l'efprit & l'objet. C'eft de quoi j'efpere vous convaincre, dès que j'aurai l'honneur de vous en parler. Cette fraïeur fuppofée ne peut donc avoir d'autre principe que les caracteres algébriques. Le fondement eft fingulier. Quoi! MESSIEURS, permettez-moi la comparaison : vous voïez pour la premiere fois un courfier impétueux. Vous le fuïez fans favoir s'il eft utile ou nuifible; &, ce qu'on n'auroit pas foupçonné, ce n'eft point l'animal, c'est son harnois qui vous épouvante. Raffurezvous, il eft fait pour votre commodité; prenez la peine d'en

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