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faisait une maxime; mais il apprit qu'au moins fallait-il être juste avant que d'être rigoureux.

Nous n'avions plus qu'un mois de rhétorique à faire pour n'être plus sous sa puissance, lorsqu'il me trouva dans la liste des écoliers qu'il voulait punir d'une faute sans vraisemblance, et dont j'étais pleinement innocent. Dans le clocher des Bénédictins, à deux pas du collége, on réparait l'horloge; curieux d'en voir le mécanisme, des écoliers de différentes classes étaient montés dans ce clocher. Soit maladresse de l'ouvrier, soit quelque accident que j'ignore, l'horloge n'allait point; il était aussi difficile que d'épaisses roues de fer eussent été dérangées par des enfants que rongées par des souris; mais l'horloger les en accusa, et le préfet reçut sa plainte. Le lendemain, à l'heure de la classe du soir, il me fait appeler ; je me rends dans sa chambre ; j'y trouve dix à douze écoliers rangés en haie autour du mur, et au milieu le correcteur, et ce préfet terrible qui successivement les faisait fustiger. En me voyant, il me demanda si j'étais du nombre de ceux qui étaient montés à l'horloge; et lui ayant répondu que j'y étais monté, il me marqua du doigt ma place dans le cercle de mes complices, et se mit à poursuivre son exécution. Vous croyez bien que ma résolution de lui échapper fut bientôt prise. Je saisis le moment où il tenait une de ses victimes qui se débattait sous sa main, et tout d'un temps j'ouvris la porte et

je m'enfuis. Il s'élança pour m'attrapper; mais il manqua sa proie, et j'en fus quitte pour un pan d'habit déchiré.

Je me réfugiai dans ma classe, où le régent n'était pas encore. Mon habit déchiré, mon trouble, la frayeur, ou plutôt l'indignation dont j'étais rempli, me tinrent lieu d'exorde pour m'attirer l'attention. « Mes amis, m'écriai-je, sauvez-moi, sauvez-vous des mains d'un furieux qui nous poursuit. C'est mon honneur et c'est le vôtre que je vous recommande et que je vous donne à garder : peu s'en est fallu que cet homme injuste et violent, ce P. Bis, ne vous ait fait en moi le plus indigne outrage, en flétrissant du fouet un rhétoricien ; il n'a pas même daigné me dire de quoi il voulait me punir; mais aux cris des enfants qu'il faisait écorcher, j'ai entendu qu'il s'agissait d'avoir détraqué une horloge, accusation absurde et dont il sent la fausseté; mais il aime à punir, il aime à s'abreuver de larmes; et l'innocent et le coupable, tout lui est égal, pourvu qu'il exerce sa tyrannie. Mon crime, à moi, mon crime ineffaçable, et qu'il ne peut me pardonner, est de n'avoir jamais voulu vous trahir pour lui plaire, et d'avoir mieux aimé endurer ses rigueurs que d'y exposer mes amis. Vous avez vu avec quelle obstination il s'est efforcé, depuis trois ans, à faire de moi l'espion et le délateur de ma classe. Vous seriez effrayés de l'énormité du travail dont il m'a accablé,

pour arracher de moi des notes qui lui donnassent tous les jours le plaisir de vous molester. Ma constance a vaincu la sienne, sa haine a paru s'assoupir; mais il épiait le moment de se venger sur moi, de se venger sur vous de la fidélité que je vous ai gardée. Oui, mes amis, si j'avais été assez craintif ou assez faible pour lui laisser porter les mains sur moi, c'en était fait, la rhétorique était déshonorée, et déshonorée à jamais. C'est là ce qu'il s'était promis. Il voulait qu'il fût dit que, sous sa préfecture et sous sa verge humiliante, la rhétorique avait fléchi. Grâce au Ciel, nous voilà sauvés. Il va venir sans doute pour vous demander de me livrer à lui, et d'avance je suis bien sûr du ton dont vous lui répondrez; mais quand j'aurais pour camarades des hommes assez lâches pour ne pas me défendre, seul, je lui vendrais cher mon honneur et ma vie, et je mourrais libre plutôt que de vivre déshonoré. Mais, loin de moi cette pensée! je vous vois tous aussi déterminés que moi à ne pas rester sous le joug: aussi-bien, dans un mois d'ici, la rhétorique allait finir, nous allions entrer en vacances, et un mois retranché du cours de nos études n'est pas digne de nos regrets: que ce soit donc aujourd'hui la fin, la clôture de notre classe. Dès ce moment nous sommes libres, et l'homme altier, l'homme cruel, l'homme féroce est confondu. »

Ma harangue avait excité de grands mouve

ments d'indignation; mais la conclusion fit plus d'effet que tout le reste. Jamais péroraison n'entraîna les esprits avec tant de rapidité. « Oui, clôture! vacance! me répondit par acclamation, la plus grande pluralité, et jurons tous, avant de sortir de la classe, jurons sur cet autel (car il y en avait un) de n'y plus remettre les pieds.

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Après que le serment eut été prononcé, je repris la parole: « Mes amis, ce n'est point, leur

dis-je, en libertins ni en esclaves fugitifs que nous devons sortir de cette classe; que le préfet ne dise pas que nous nous sommes échappés ; notre retraite doit se faire paisiblement et décemment; et, pour la rendre plus honorable, je propose de la marquer par un acte religieux. Cette classe est une chapelle, rendons-y grâce à Dieu par un Te Deum solennel, d'avoir acquis et conservé, durant le cours de nos études, la bienveillance du collège et l'estime de nos régents. »

Au même instant, je les vis tous se ranger autour de l'autel; et, au milieu d'un profond silence, l'un de nos camarades, Valarché, dont la voix le disputait à celle des taureaux du Cantal où il était né, entonna l'hymne de louanges; cinquante voix lui répondirent, et l'on imagine sans peine quel fut l'étonnement de tout le collége, au bruit imprévu et soudain de ce concert de voix. Notre régent accourut le premier, le préfet descendit, le principal lui-même s'avança

gravement jusqu'à la porte de la classe. La porte était fermée, et ne s'ouvrit qu'après que le Te Deum fut chanté; alors, rangés en demi-cercle, les petits à côté des grands, nous nous laissâmes aborder. «< Quel est donc ce tapage?» nous demanda le violent préfet, et s'avançant au milieu de nous. « Ce que vous appelez un tapage n'est, lui dis-je, mon père, qu'une action de grâce que nous rendons au Ciel, d'avoir permis que, sans tomber entre vos mains, nous ayons achevé nos premières études. » Il nous menaça d'informer nos familles de cette coupable révolte; et, en me regardant d'un œil menaçant et terrible, il me prédit que je serais un chef de faction. Il me connaissait mal : aussi sa prédiction ne s'estelle pas accomplie. Le principal, avec plus de douceur, voulut nous ramener; mais nous le suppliâmes de ne pas insister contre une résolution qu'un serment avait consacrée, et notre bon régent resta seul avec nous; oui, bon, je lui dois cet éloge; et, quoique d'une trempe d'ame moins flexible et moins douce que celle du père Malosse, il lui était comparable au moins par la bonté. Selon l'idée que l'on s'est faite du caractère politique de cette société si légèrement condamnée et si durement abolie, jamais Jésuite ne le fut moins dans le cœur que le P. Balme ( c'était le nom de ce régent). Un caractère ferme et franc était le sien; l'impartialité, la droiture, l'inflexible équité qu'il portait dans sa classe, et

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