Imágenes de páginas
PDF
EPUB

lieu de raconter les véritables actions de ce Prince, n'en auroit écrit que de fabuleufes ? Il fçavoit bien, que parmi ces fictions que le Poëte employoit pour enluminer le fond de fes Hiftoires, il confervoit parfaitement le caractére de son Heros. Paufanias eft de mênie avis que Strabon, ainfi que Połybe, Herodote & tant d'autres. On fçait comment Denys d'Halicarnaffe, cet Auteur fi grave & fi judicieux, explique les avantures d'Enée & des autres Troyens. On n'ignore pas auffi que Tite-Live humanife les Fables qui regardent les antiquités de Rome, comme la naiffance de Romulus, fon éducation, &c. Ne rapporte-t'il pas à l'Hiftoire les voyages d'Anténor & d'Enée, les guerres & les victoires de ce dernier,& fon Apotheofe? Ne regarde-t'il pas le fujet de l'Eneide, comme Polybe & Strabon avoient regardé l'Iliade & l'Odyffée ? Ciceron ne met-il pas au nombre des Sages, Ulyffe & Neftor (a)? Y auroit-il placé des Phantômes ? N'explique-t'il pas les Fables d'Atlas, de Cephée & de Promethée? Ne nous apprend-il pas que ce qui a donné occasion de débiter que l'un foutenoit le ciel fur fes épaules, & que l'autre étoit attaché au mont Caucafe, c'étoit leur application infatigable à la contemplation des chofes céleftes? Je pourrois joindre ici l'autorité de la plupart des Anciens : j'y ajoûterois celle des premiers Peres de l'Eglife, des Arnobes, des Lactances & de plufieurs autres, qui ont regardé le fond des Fables comme de véritables Hiftoires; & je finirois cette lifte par les noms de nos plus illuftres Modernes, qui ont découvert dans les anciennes fictions, tant de reftes de la tradition des premiers temps.

Mais, dira-t'on, ne feroit-ce pas affez accorder fi l'on 'difoit que les Fables renferment la Philofophie & la Religion des Anciens? Il eft vrai qu'on y a mêlé quelques allégories qui y ont rapport; mais le premier objet des Poëtes a été d'y renfermer l'hiftoire de leurs Heros ; & on s'éloigne de leur véritable but, lorfqu'on ne s'attache qu'aux allégories. Croit-on de bonne foi, que lorfqu'ils ont dit que Bacchus

(a) Nec verò cælum Atlas fuftinere, nec Prometheus affixus Caucafo, nec Cepheus fellatus..... nifi cœleftium divina cognitio nomen eorum ad errorem fabulæ conduxifles, Tufe. Quæft L. S

fut mis dans la cuiffe de Jupiter, ils ayent voulu ne nous apprendre autre chofe, finon que le vin dont ce Dieu est le fymbole, doit avoir pour meurir une chaleur modérée, comme l'eft celle de cette partie du corps? Que le combat des Dieux dans Homere, ne fignifie que le combat de nos paffions, ou la conjonction des Planettes dans le même point du Zodiaque, comme l'ont rêvé quelques Scoliaftes? Que Vulcain n'eft boiteux que parce que le feu fans bois, s'éteint, deficit, claudicat (a) Peut-on penfer que lorfqu'ils ont dit que Pluton aïant enlevé Proferpine, Jupiter avoit ordonné qu'elle feroit fix mois en enfer, & fix mois chez fa mere Cerès, ils n'ayent voulu nous apprendre autre chofe, finon que le grain demeuroit fix mois en terre & fix mois de hors (b)? Qu'ils n'ont marié Jupiter avec Junon, que parce que Jupiter eft l'air & Junon la terre, & que Jupiter envoyant des pluyes fur la terre la rendoit féconde? Que le mauvais ménage de ces deux époux, & les jaloufies de Junon nous apprennent feulement que l'air agité excite les tempêtes qui caufent tant de ravages fur la terre (c)? Pour moi je ne fçaurois me le perfuader, & je crois qu'Homere feroit bien furpris s'il venoit au monde, & qu'il apprît tout ce qu'on lui fait dire; fans mentir, s'écrieroit-il, comme le fait parler l'ingénieux Auteur des Dialogues des Morts (d), je m'étois bien douté que de certaines gens ne manqueroient pas d'entendre fineffe, où je n'en avois point entendu : comme il n'eft rien tel que de prophétifer des chofes éloignées en attendant l'événement, il n'eft rien tel aussi que de débiter des Fables en attendant l'allégorie. Et fi on lui demandoit, s'il étoit vrai qu'il n'eût point caché de grands mystéres dans fes ouvrages, il avouëroir ingénûment qu'il n'y avoit pas pensé; mais que comme il fçavoit que le vrai & le faux fympathifent extrêmement, & que l'efprit humain ne cherche pas toûjours le vrai, il avoit crû devoir emprunter la figure du faux, pour le faire recevoir agréablement.

Ce n'eft pas d'aujourd'hui qu'on fait dire aux Auteurs des

(a) S. Auguftin, après les anciens Poëtes.

(b) Sallufte L, de Dijs & Mundo.

(c) Eufebe après Plutarque l'expli

que ainfi.

(d) Dialogue d'Homere & d'Ef

chofes aufquelles ils n'ont jamais penfé; & s'il faut recourir aux allégories, on verra feulement, comme le remarque un Sçavant moderne (1), que les premiers habitans de la Grece firent confifter toute leur fageffe à dire fort obfcurement des chofes triviales. Qui ne fçait que la pluye rend la terre féconde, cependant felon les Allégoriftes, il a fallu pour nous l'apprendre, faire de l'air & de la terre, leur Jupiter & leur Junon, qu'ils auroient enfuite adorés. Les Anciens y alloient de bonne foi comme ils n'avoient pas beaucoup d'idée du vice & de la vertu, quand ils eurent mis leurs premiers Rois au rang des Dieux, ils en raconterent les actions, bonnes & mauvaises, comme auparavant; & après nous avoir reprefenté Jupiter foudroyant les Titans, ils le changent en Bouc ou en Satyre, pour séduire de simples Bergeres.

(1) M. le Clerc.

Mais, dira-t'on, ne trouvons-nous pas dans les Poëtes des chofes qui ne peuvent s'entendre que d'une maniere allégorique? Ne prennent-ils pas à tous momens Jupiter pour l'air, Cerès pour le bled, & Bacchus pour le vin? Sine Cerere & Baccho, friget Venus. Manet fub Jove frigido Venator, &c. De même quand on lit dans un vers de Nævius, Coquus dedit Neptunum, Venerem, Cererem, cela ne veut-il pas dire que le Cuifinier avoit fourni le poiffon, les herbes & le pain? comme l'interprete Jufte Lipfe (2). Quand ils difent que l'O- (2) Nat. Lat cean eft le pere des Fleuves, que les Sirenes font filles d'A- L. 2. C. I. cheloüs, &c. ne font-ils pas des allégories évidentes à la Phyfique ? Je l'avoue; mais ce n'eft pas là l'ancien état des Fables: Bacchus y eft regardé comme un Prince conquerant; Jupiter comme un Roi de Créte, fameux par fes conquêtes; Cerès comme une Reine de Sicile, qui enfeigna l'Agriculture à fon peuple; & ainfi des autres : & ce n'eft que dans la fuite qu'on a attaché à ces Fables anciennes, l'idée des Elémens & de toute la nature; ce qui prouve feulement qu'il s'y est mêlé beaucoup d'allégories, ce qu'on ne nie pas; & c'eft fans doute ce qui les rend fi difficiles à expliquer, les Poëtes paffant tout d'un coup de l'Hiftoire à la Physique. Ainfi l'on doit regarder ces allégories, comme des métaphores & des expreffions figurées, qui ont été ajoutées pour marquer le caracteres des perfonnes dont on veut parler. L'arrivée, par exemple, de

Cecrops dans la Grece, les loix qu'il y porta, & le foin qu'il prit de polir les habitans de l'Attique, font des évenemens hiftoriques, qu'on pouvoit raconter naturellement, & peutêtre que ceux qui les écrivirent les premiers, n'y mêlerent aucune fiction; cependant on publia dans la fuite, que Cecrops étoit compofé de deux natures (a), qu'il avoit la partie fu périeure du corps d'un homme, & l'autre d'un ferpent ; allégorie qui nous apprend que ce Prince commandoit à deux Nations; aux Egyptiens, peuple dont les mœurs douces & polies les rendoient dignes d'être véritablement appellés des hommes; & aux Grecs, dont la férocité & l'impoliteffe les rendoient femblables aux ferpens, qui habitoient comme eux dans les antres & dans les forêts. Ainfi prefque toutes les Fables ont deux parties, l'une hiftorique, & l'autre métaphori que. Atlas, par exemple, étoit un Prince Aftronome, qui fe fervoit de la Sphére pour étudier le mouvement des aftres; voilà l'histoire; on exprime cela en difant, qu'il portoit le ciel fur fes épaules; voilà la parabole. Protée, étoit un Prince fage & prévoyant, éloquent & artificieux; c'étoit fon caractere: on l'annonce heureusement, en difant qu'il prenoit plusieurs figures. Dédale inventa l'ufage des voiles au lieu des rames dont on fe fervoit ; & il fe fauva heureusement des mains de Minos; voilà le fait: pour nous l'apprendre, on nous dit d'une maniere figurée, qu'il avoit fait des ailes avec lesquelles il s'étoit envolé ; expreffion vive & qui marque bien la légereté des Vaiffeaux à voile. Les Poëtes pour s'attirer des admirateurs, ont mêlé ces fictions amufantes aux hiftoires qu'ils vouloient raconter. Tel a toûjours été le génie des hommes, fur-tout des Orientaux, d'où nous font venuës la plupart des Fables; cet efprit régne encore parmi eux; & l'on voit dans leurs Livres remplis de paraboles, qu'ils font encore aujourd'hui ce qu'étoient les Grecs dans les temps les plus fa buleux.

Mais fi d'un côté les Poëtes fe croyoient obligés pour di vertir les Lecteurs, d'inventer des Fables, ils fçavoient fort bien cependant qu'on n'aimoit pas à fe repaître purement de chiméres; ainsi il falloit chercher quelque fondement à ces (a) Gemino de corpore, comme l'exprime Ovide.

fictions;

fictions, & l'Hiftoire du monde leur offrant des événemens extraordinaires & merveilleux, qui avec de petits ornemens avoient le même agrément que la Fable, pourquoi ne vouloir pas qu'ils les ayent choifis, pour en faire le fondement de feurs ouvrages, plûtôt que d'avoir inventé des contes, dont

on fe feroit certainement bientôt lassé?

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

ע

[ocr errors]
[ocr errors]

La judicieuse remarque de Strabon, au fujet des voyages d'Ulyffe, où Homere a mêlé tant de Fables, confirme bien ce qu'on vient de dire. En fe remettant, dit cet Auteur, l'Hiftoire ancienne devant les yeux, il faut examiner fur ce pied, ce que difent ceux qui foutiennent qu'Ulyffe a été porté dans les mers d'Italie & de Sicile, comme Homere • l'a dit; & ceux qui le nient: car ces deux opinions ont chacune leur bon & leur mauvais, & l'on peut avoir raifon » & fe tromper des deux côtés. On a raifon fi l'on croit qu'Homere, perfuadé qu'Ulyffe avoit été porté dans tous » ces lieux, a pris pour le fond de fa Fable ce fujet très-vrai ; mais qu'il l'a traité en Poëte, c'est-à-dire, en y mêlant la » fiction; car on trouve dans ces mers des veftiges de fes voyages: & on fe trompe fi on prend pour une Hiftoire » circonftantiée tout le refte de la fiction, comme fon Ocean, ses Enfers, fes Métamorphofes, la figure horrible de Scylla, celle du Cyclope, & le refte. Čelui qui foutiendroit tous ces points, comme autant de vérités hiftoriques, ne » mériteroit pas plus d'être refuté, que celui qui affûreroit, qu'Ulyffe eft véritablement arrivé à Ithaque, de la maniere qu'Homere l'a raconté. « L'une & l'autre opinion font ridicules, il faut tenir le milieu, & démêler ce qui eft hiftorique d'avec les ornemens de la fiction. Ainfi pour deviner jufte fur ce fujet, il faut s'éloigner des deux extrémités; il faut regarder le fond des Fables comme quelque chofe de vrai & d'hiftorique, & croire que tous les ornemens font faux. Il faut se mettre bien avant dans la tête ce principe, que les Fables ne font point tout-à-fait des fictions; que ce font des Histoires des temps reculés, qui ont été défigurées ou par l'ignorance des Peuples, ou par l'artifice des Prêtres ou par le génie des Poëtes, qui ont toûjours préferé le brillant au foLide. Mais comment développer tout cela? On ira prendre Tome I

39

[ocr errors]
[ocr errors]

D

« AnteriorContinuar »