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ARTICLE III.

L'Oracle de Delphes.

Si l'Oracle de Delphes n'a pas été le plus ancien de ceux de la Grece, il a été du moins le plus celebre, & celui qui a duré le plus long-temps. Il faudroit copier presque tous les anciens Auteurs, & un grand nombre des modernes, fi on vouloit rapporter tout ce qui a été dit fur cet Oracle: ainsi pour fatisfaire ceux qui n'aiment pas les longues discussions, je me contenterai d'en donner ici une histoire abregée.

Le temps auquel cet Oracle fut établi, n'est pas connu; ce qui d'abord prouve une grande antiquité, & Apollon n'est pas le premier qu'on y ait consulté. Mais comme les Anciens ne conviennent pas entre eux au sujet des Dieux qui eurent successivement cet Oracle, il est necessaire de rapporter leurs opinions. Æschile, au commencement de sa Tragedie des Eumenides, dit que la Terre fut la premiere qui y rendit des Oracles, ensuite Themis, puis Phœbé, autre fille de la Terre, (celle-ci, suivant les Mythologues, étoit mere de Latone & grand-mere d'Apollon, ) enfin Apollon fut le quatriéme. Ovide nous apprend (1) feulement que Themis rendoit des (1) Met. L. 1. Oracles au pied du Parnaffe, & que Pyrrha & Deucalion allerent la confulter sur les moyens de repeupler la terre, dont le Deluge venoit de detruire les habitans. Paufanias (2) ajoûte (2) Liv. 9. qu'avant Themis, la Terre & Neptune y avoient aussi rendu leurs Oracles; & fi nous nous en rapportons à l'ancien Scholiafte de Lycophron, Saturne y avoit aussi été confulté avec Neptune & la Terre. Diodore de Sicile qui avoit recherché avec soin l'origine de cet Oracle, rapporte (3) une tradition qu'il (3) Liv. 16, avoit puisée dans les monumens les plus anciens. Des chevres, dit-il, qui paissoient dans les vallées du mont Parnasse, donnerent occafion à la découverte de cet Oracle. Il y avoit dans le lieu, qui depuis a été appellé le Sanctuaire, un trou dont l'ouverture étoit fort étroite. Ces chevres en ayant approché la tête, commencerent à faire des fauts si extraordinaires, que le Berger (a), qui en fut étonné, vint au même lieu, se pencha (a) Plutarque nomme ce Berger, Coretas.:

vers le trou, & fut saisi d'un enthousiasme qui le porta à debiter des extravagances, qui pafferent pour des Propheties. Le bruit de cette merveille y attira les habitans du voisinage, qui s'étant aussi approchés de la même crevasse, furent pareillement enthousiasimés. Surpris d'un prodige si étonnant, ils supposerent qu'une Divinité favorable, ou la Terre elle-même le produifoit; & dès-lors on commença à honorer en ce même endroit cette Divinité, d'un culte particulier, & à regarder ce qu'on débitoit dans l'enthousiasme, comme des prédictions & des Oracles. L'endroit où se voyoit le trou dont je viens de parler, étoit à mi-côte du Parnasse, montagne de la Phocide, en la defcendant du côté du midi; & ce fut là que furent bâtis dans la suite le Temple & la ville de Delphes.

Comme plusieurs Dieux y avoient successivement rendu des Oracles, ainsi qu'on l'a déja remarqué, les Historiens & les Poëtes racontent d'une maniere fort finguliere, comment ils s'étoient démis de leur droit. La Terre & Neptune le pofsedoient en commun; avec cette difference que la Terre donnoit fes Oracles elle-même, & Neptune par le miniftere d'un Prêtre, nommé Pyrcon. De la Terre, l'Oracle passa à Themis sa fille, qui le posseda assez long-temps, & s'en démit en faveur d'Apollon qu'elle cheriffsoit tendrement. Suivant une

(1) Iphig. ancienne tradition, qu'a suivie Euripide (1), la cession ne fut rien moins que volontaire. Apollon à qui Pan avoit appris l'art de prédire l'avenir, étant arrivé sur le Parnasse, avec l'équipage que décrit Homere, c'est-à-dire, revêtu de ses habits immortels, parfumé d'essences, & tenant à la main une lyre d'or, dont il tiroit des fons charmants, s'empara de force du Sanctuaire, tua le Dragon que la Terre y avoit établi pour le garder, & fe rendit maître de l'Oracle. Neptune qui y avoit aussi sa part, & qui ne voulut point la disputer à son neveu, l'échangea avec lui pour l'Isle de Calaurie, vis-à-vis de Trezene. Depuis ce temps-là il n'y eut plus qu'Apollon qui rendit des Oracles à Delphes. On fent bien que cette fiction n'a d'autre fondement que l'interêt des Prêtres, qui voyant refroidir le zele du peuple, tâcherent de le reveiller en prefentant de nouveaux objets à fon culte.

Quoiqu'il en soit, l'Oracle d'Apollon l'emporta fur tous les

autres

:

autres par sa célébrité & par fa durée. On venoit de toutes parts
pour le consulter; les Grecs & les Etrangers, les particuliers
& les Princes, tous pour la moindre entreprise, comme pour
les grandes affaires, alloient eux mêmes à Delphes, ou y en-
voyoient leurs Députés, pour apprendre la volonté d'Apol-
lon. De-là les presens infinis & les richesses immenfes, dont
le Temple & la Ville étoient remplis, & qui devinrent si
considerables, qu'on les comparoit à celles des Rois de Perse.

Dans les premiers temps de la découverte de l'Oracle dont
je parle, il n'y avoit point d'autre mystere pour prédire l'a-
venir, que de s'approcher de la caverne, & de respirer la va-
peur qui en sortoit; & le Dieu inspiroit alors toutes fortes de
personnes indifferemment; mais enfin plusieurs de ces Phre-
netiques dans l'excès de leur fureur, s'étant précipités dans
l'abysme, on chercha les moyens de remedier à cet accident,
qui arrivoit frequemment. On dressa sur le trou une machine
qui fut appellée Trepied, parce qu'elle avoit trois barres, &
l'on commit une femme pour monter sur cette espece de
chaise, d'où elle pouvoit recevoir l'exhalaison sans aucun rif-
que, parce que les trois pieds de cette machine posoient fur
le roc. Cette Prêtresse fut nommée Pythie, à cause du fer-
pent Python qu'avoit tué Apollon, comme nous le dirons dans
fon Histoire. On éleva d'abord à ce ministere de jeunes fil-
les encore vierges, & on prenoit beaucoup de précautions
dans le choix qu'on en faisoit. On choisissoit ordinairement
la Pythie dans une maison pauvre, où elle eût vécu dans
l'obscurité, sans luxe, fans amour de la parure, & des au-
tres ornemens par lesquels les filles cherchent à briller. Il n'y
avoit pas jusqu'à l'ignorance même, qui ne servît à élever à
cette dignité, & il fuffisoit que celle qui devoit être élue,
sçût parler & repeter ce que le Dieu dictoit. La coutume de
choisir de jeunes vierges, dura très-long-temps, & fe feroit
peut-être toujours conservée, sans un accident qui la fit abo-
lir. Un jeune Thessalien, nommé Echecrates (1) étant à Del-
phes, devint amoureux de la Pythie, qui étoit extrêmement liv. 1.
belle, & l'enleva. Pour prévenir de pareils attentats, le peuple
de Delphes ordonna par une Loi expresse, qu'à l'avenir on
n'éliroit que des femmes au-dessus de cinquante ans. On s'étoit

Tome I.

A

Rr

(1) Diod.

1

contenté dans les commencemens, d'une seule Pythie, & (1) Plutarc. elle suffifoit pour répondre à ceux qui venoient à Delphes (1); mais dans la suite il y en eut deux & même trois.

loc. cit.

Les Oracles ne se rendoient pas tous les les jours : les facrifices, réiterés jusqu'à ce que le Dieu qui les rendoit füt content, confumoienr souvent une année entiere, & ce n'étoit qu'une fois l'an, dans le mois βύσιον, qui repondoit au commencement du Printemps, qu'Apollon inspiroit la Pythie. Hors ce jour marqué, il étoit défendu à la Prêtresse sous peine de la vie d'aller dans le Sanctuaire consulter Apollon. Alexandre, qui avant son expedition dans l'Afie vint à Delphes dans un de ces jours de filence, pendant lesquels le Sanctuaire étoit fermé, fit prier la Pythie de monter sur le Trepied: elle le refusa, & allegua la Loi qui l'en empêchoit. Ce Prince étoit vif, & pressé de partir: il arracha de force la Prêtresse de sa celluse, & la conduisoit lui-même au Sanctuaire, lorsqu'elle s'avisa de lui dire; Mon fils, tu es invincible. A ces mots il s'écria qu'il étoit content, & qu'il ne vouloit point d'autre Oracle.

Comme rien ne servoit tant à accrediter un Oracle, ou à le maintenir, que l'air de mystere qu'on donnoit à tout ce qui s'y pratiquoit, on peut bien juger qu'on n'avoit rien négligé à Delphes pour le rendre respectable. On prenoit des précautions infinies dans le choix des Victimes, dans l'inspection des entrailles, & dans les augures qu'on en tiroit. Une minutie negligée, engageoit à renouveller les Sacrifices qui devoient préceder la réponse d'Apollon, & on les réiteroit jusqu'à ce que tout fût bien. La Prêtresse elle-même se préparoit à ses fonctions: elle jeûnoit trois jours, & avant que de monter fur le Trepied, elle se baignoit dans la fontaine de Castalie. Elle s'y lavoit ordinairement les pieds & les mains, quelquefois tout le corps; & elle avaloit une certaine quantité d'eau de cette fontaine, parce qu'on croyoit qu'Apollon lui avoit communiqué une partie de sa vertu enthousiastique. Après cela on lui faisoit mâcher des feuilles de laurier, cueillies encore près de cette fontaine : le laurier étoit le symbole de la divination, & n'étoit pas inutile à l'enthousiasme. Après ces preparations, Apollon avertissoit lui-même de fon arri

vée dans le Temple, qui trembloit, je ne sçais par quel arti-
fice, jusques dans ses fondemens, ainsi qu'un laurier qui étoit
à l'entrée de ce Temple. Alors les Prêtres, qu'on nommoit
aussi les Prophétes, prenoient la Pythie, la conduisoient dans
le Sanctuaire, & la plaçoient fur le Trepied. Dès que la va-
peur divine commençoit à l'agiter, on voyoit ses cheveux se
dresser sur sa tête; son regard devenir farouche, sa bouche écu-
mer, & un tremblement fubit & violent s'emparer de tout
fon corps. Dans cet état elle tâchoit de s'arracher aux Pro-
phétes, qui la retenoient comme par force, & fes cris & fes
hurlemens faifoient retentir le Temple, & remplissoient les
Assistans d'une sainte frayeur. Enfin, ne pouvant plus resister
au Dieu qui l'agitoit, elle s'abandonnoit à lui, & proferoit
par intervalles quelques paroles mal articulées, que les Pro-
phétes recueilloient avec soin, les arrangeoient, & leur don-
noient avec la forme du vers, une liaison qu'elle n'avoient pas
dans la bouche de la Prêtresse (1). L'Oracle prononcé, on la (1) Herod.
retiroit du Trepied pour la conduire dans sa cellule, où elle Plut.Strabon,
étoit plusieurs jours à se remettre de ses fatigues. Souvent,
dit Lucain, une mort prompte étoit le prix ou la peine de
son enthousiasme (2).

(2) Pharl.

Comme la Pythie n'étoit que l'instrument dont on se fer- liv. 5. voit pour découvrir la volonté d'Apollon, l'Oracle avoit plusieurs autres Ministres ; des Prêtres ou Prophetes, qui avoient soin de tout ce qui le regardoit; qui choisissoient les Victimes, offroient les facrifices, les réiteroient quand ils n'étoient pas favorables, conduisoient la Prêtresse au Trepied, où ils la plaçoient d'une maniere commode à recevoir toute la vapeur qui fortoit de l'antre, à l'ouverture duquel elle étoit assise; recueilloient ses paroles, & les donnoient aux Poëtes, autre forte de Ministres qui les mettoient en vers. Il paroît par un passage de Plutarque (3) que ces Poëtes étoient avec les Pro- (3) Loc. cit. phetes autour de la Pythie, lorsqu'elle prononçoit les paroles que le Dieu lui dictoit. Les vers que compofoient ces Poëtes, étoient souvent durs, malfaits, & toujours obfcurs; ce qui avoit donné lieu à cette raillerie, qu'Apollon, le chef des Muses, faisoit de fort mauvais vers. Quelquefois la Pythie, comme on l'assure du moins de Phemonoé, prononçoit elle

(

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