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LETTRE XVI I.

VOUS

A. M. L. M.

Au grand Caire, le

ous êtes furpris, Monfieur, que je ne vous aie point encore parlé des pyramides. Vous attendez une defcription qui puiffe éclaircir vos doutes, & fixer votre jugement. C'est cette raifon même qui caufoit mon filence. Mon retardement n'avoit d'autre motif que de vérifier des faits, & de vous offrir des détails qui puffent contenter votre curiofité. Un voyage ne fuffifoit pas. J'arrive d'un fecond où s'eft trouvé le Comte d'Antragues, que le défir de s'inftruire a conduit en Egypte. Ce Seigneur François joint aux qualités aimables, beaucoup d'efprit & de connoiffances.

Nous partîmes du grand Caire après dîner, & nous fortîmes de la ville par le quartier d'Hanefi. Le Nil étoit à notre droite, & le canal du prince des fidèles à notre gauche. La plaine que nous traversions s'étend jusqu'à Masr Foftat. Elle eft entrecoupée de lacs, de bouquets d'arbres, & de jardins. On y voit des maisons.

de plaifance qui appartiennent à des feigneurs. La plus confidérable eft celle d'Ibrahim Bey Cheik Elbeled (o). Il y conduit fouvent fes femmes. Elles ont pour promenade un vafte enclos planté d'orangers & de grenadiers, avec une terraffe couverte d'un portique qui domine le fleuve. C'est là qu'elles paffent une partie de leurs jours dans la captivité. Un peu plus loin s'élève un grand édifice habité par des Derviches. On dit que ce voifinage eft un fujet de confolation pour les belles prifonnières.

A l'extrémité de la plaine nous trouvâmes - l'ouverture du canal du prince des fidèles, & le château d'eau. Nous traverfâmes une partie du vieux Caire, & nous étant embarqués à la pointe du Mekias, nous abordâmes à Gizé, où les négocians François louent une joliemaifon de campagne. Nous y paffâmes la foirée dans l'impatience de nous remettre en route. Avant de partir il fallut faire un présent au Kiachef (p) qui nous promit deux cheiks (q) pour nous mettre à l'abri du pillage des Ara

(0) C'eft, comme je l'ai déja dit, le titre que prend le Bey le plus puiffant; il fignifie gouverneur du pays. (p) Gouverneur.

(4) Homme de loi ou d'autorité parmi les Arabes.

bes. Ce don étoit autrefois volontaire, & une fimple marque de reconnoiffance. Aujourd'hui c'est un tribut que le gouverneur fait payer à la curiofité des Européens. Il doit fon origine aux Anglois, qui en revenant du Bengale ne manquent point de vifiter les pyramides. La folle vanité de ces Nababs repandant l'or à pleines mains, rend les voyages plus difpendieux & plus difficiles pour ceux qui n'ont pas gouverné les riches provinces du Bengale:

Le préfent étant accepté, & l'escorte arrivée, nous quittâmes Gizé environ une heure après minuit. A peine eûmes-nous fait un quart de lieue que nous apperçumes le fommet des deux grandes pyramides. Nous n'en étions qu'à trois lieues. La lune en fon plein les éclairoit. Elles paroiffoient comme deux pointes de rocher couronnées de nuages. L'afpect de ces monumens antiques qui ont furvécu à la deftruction des nations, à la chûte des empires, aux ravages des temps, infpire une forte de vénération. Le calme des airs, le filence de la nuit, ajoutoit encore à leur majefté. L'ame, en jettant un coup d'œil fur les fiècles qui fe font écoulés devant leur maffe inébranlable, friffonne d'un refpect involontaire. Salut aux reftes des sept merveilles du monde ! Honneur à la puiffance du peuple qui les éleva!

C'eft dans les riches campagnes qui les environnent que la fable plaça les champs Elifées. Les canaux qui les traversent sont le Styx, le Lethé. Pénétré des idées de la Mythologie, on croit voir les ombres des héros & des hommes vertueux voltiger à fes côtés. On croit entendre le dernier adieu d'Euridice. Combien ces lieux célèbrés par Orphée & Homère ont prêté d'images touchantes à la poéfie!

Cependant nous avancions & les pyramides dont les aspects varioient fuivant les circuits que nous faifions dans la plaine, & la pofition des nuages, fe découvroient de plus en plus à nos regards. A trois heures & demie du matin nous arrivâmes au pié de la plus grande. Nous dépofâmes nos habits à la porte du canal qui conduit dans l'intérieur. Nous y defcendîmes tenant chacun un flambeau à la main. Vers le fond il fallut ramper comme des ferpens pour pénétrer dans le canal intérieur qui correfpond au premier. Nous le montâmes à genoux en nous appuyant des mains contre les côtés. Sans cette précaution on courroit rifque de gliffer fur le plan incliné, où de légères entailles ne fuffifent pas pour arrêter le pié, & l'on fe précipiteroit en bas. Vers le milieu nous tirâmes un coup de piftolet dont le bruit épouvantable répété dans les cavités de cet

immenfe édifice fe perpétua pendant long-temps. Il éveilla des milliers de chauves-fouris qui s'élançant de haut en bas, nous frappoient aux mains & au vifage. Elles éteignirent plufieursde nos bougies. Elles font beaucoup plus groffes que celles d'Europe. Parvenus au haut nous entrâmes dans une grande falle dont la porte eft fort baffe. C'eft un carré-long, entiérement compofé de granit. Sept pierres énormes traversent d'un mur à l'autre & forment le plafond. Un Sarcophage fait d'un bloc de marbre repofe à l'une des extrémités. La main des hommes a violé ce monument. Il eft vide, & le couvercle en a été arraché. Des morceaux de vafes de terre font à l'entour. Sous cette belle falle eft une chambre moins grande où l'on trouve l'entrée d'un conduit rempli de décombres. Après avoir examiné ces caveaux où la lumière du jour ne pénétra jamais, & où la nuit éternelle épaiffit fes ombres, nous defcendîmes par 'le même chemin, évitant de tomber dans un paits (r) que l'on rencontre à gauche & qui se prolonge jufque dans les fondemens de la pyramide. L'air de l'intérieur de cet édifice n'étant jamais

(r) Pline en avoit connoiffance. Il y a dans la pyramide un puits qui a 86 coudées de profondeur. Liv. 36.

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