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UNE JOURNÉE

DES PARQUES

SONGE.

AVANT-PROPOS

Un après souper, je m'amusai à lire les remarques de monsieur Dacier sur les odes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce savant commentateur parle ainsi des Parques : « Suivant l'opinion des anciens, Clotho, Lachesis et Atropos étaient trois sœurs, filles de Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; Lachesis tourne le fuseau et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent personne, et le fil tranché par Atropos est l'heure fatale de la mort. »

Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit:<< Les Parques se servaient de deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la blanche pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre pour filer des jours malheureux et de peu de durée ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires

:

et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes était mêlée, c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui devoit arriver, elles prenaient de la laine noire, qu'elles quittaient pour se servir de la blanche lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos se préparait à donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir. »>

En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais de moment en moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques; mais la confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuit occasion à un songe fort singulier. Je rêvai que j'étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin d'un marchand de draps: j'y voyais tout autour des rayons sur lesquels il y avait une infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils et au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs et qui me paraissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces boules de savon que les enfans font pour s'amuser. La salle était vaste et bien éclairée; les étoiles du firmament lui servaient de plafond.

Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m'apercevoir, et commencèrent à s'entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur conversation.

A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, j'entrepris de l'écrire pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien des Parques.

UNE JOURNÉE

DES PARQUES

DIVISÉE EN DEUX SÉANCES

SÉANCE PREMIÈRE

CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.

LACHESIS. Holà! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes sœurs; mettons-nous à l'ouvrage : il est temps, ce me semble, de commencer la journée.

CLOTHO. Oh, pour cela, oui! Le nectar que nous venons de boire à la table des immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons notre travail avec plus d'ardeur.

LACHESIS. Vous avez raison. Ça, Clotho, préparez la quenouille; mes doigts ne demandent qu'à tourner le fuseau. Filons, filons !

ATROPOS. Coupons, coupons! Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux l'essayer: voyons qui en aura l'étrenne.

CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains qui naîtront aujourd'hui.

LACHESIS. C'est bien dit. Que nous allons passer agréablement la journée !

CLOTHO, à Atropos, en lui présentant un paquet de fils. Tenez, Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau, qu'en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils : ce sont les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les frontières de Perse.

ATROPOS. Que j'en vais coucher par terre! (Elle coupe.)

En voilà pour le moins trente mille à bas.

CLOTHO. Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous avons envoyé bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.

ATROPOS. Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que noirs. Quel

plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique sur tous les mortels, et de faire. sentir, quand il nous plaît, à ces petites créatures qu'il dépend de nous d'abrégerou de prolonger leurs jours! Allons, mes sœurs, secondez-moi; je suis en train de faire de la besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition.

LACHESIS. Vous auriez tort d'en douter. ATROPOS. Que de gens vont passer le pas après ces mahométans!

CLOTHO, apportant un autre paquet de fils. Autre paquet de guerriers que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s'observent sur les bords du Pô avec une vigilance infatigable, qu'une fureur égale anime, et qui brûlent d'impatience d'en venir aux mains.

LACHESIS. Il faut qu'elles se satisfassent. ATROPOS, coupant. J'en vais exterminer un grand nombre de part et d'autre.

CLOTHO. Vous venez d'abattre bien des Français et des Piémontais.

ATROPOS. Et encore plus d'Allemands. LACHESIS, présentant deux écheveaux. On assiége en Allemagne une place importante outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux semble vouloir noyer

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