Imágenes de páginas
PDF
EPUB

leur faire plaisir que d'abréger une vie si triste.

CLOTHO, montrant un autre fil.Ce fil délié attend de nous la même grâce: c'est le tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, fort avancée dans sa carrière. Nous lui avons filé une vie longue et sans traverses; mais la bonne dame est une dévote qui s'aime et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes tomber en ruine, elle en pleure tous les matins la perte à sa toilette, en se regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nous terminions le cours de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir décrépite.

ATROPOS, coupant. J'y consens; épargnonslui ce chagrin.

LACHESIS. J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer qu'il y a des moments où nous sommes tout à fait obligeantes.

CLOTHO, présentant deux fils. Ces deux fils féminins méritent aussi un coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et l'autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses biens pour établir avantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance, la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre

et généreuse, se trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans soudoyé des cadets.

LACHESIS, d'un air railleur. Je plains ces deux pauvres créatures.

ATROPOS, Coupant les deux fils. Cessez de les plaindre, elles ne vivent plus.

CLOTHO, donnant un autre fil. Donnez promptement un passe-port pour les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome: vous comblerez par-là les vœux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle apprend la musique.

ATROPOS, Coupant. Il faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait un peu moins d'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait que son maître à chanter doit changer de note dès qu'il sera devenu son mari.

LACHESIS, apportant un fil. Purgeons la terre de ce vieux prêtre qui a passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui pos. sède à présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous l'avons doué le jour de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres, il se plaît à thésauriser. Il est si atta

ché à ses louis d'or, qu'il se fait un plaisir de les compter tous les soirs et de les baiser l'un après l'autre en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois, du produit de ses messes; et il est si las d'en avoir dit, qu'il ne veut plus même en entendre.

ATROPOS, Coupant. Voilà qui est fini, il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers que, par avarice et par orgueil, il n'a pas voulu voir pendant sa vie.

CLOTHO va prendre un nouveau fil qu'elle apporte. Parmi les vieillards qui vivent encore par notre négligence, j'en aperçois un qui s'attire ma compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement, qu'il n'a plus que la peau et les os.

LACHESIS. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand crime. CLOTHO. Quelque grande que soit sa faute, il l'a bien expiée par les maux qu'il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans. qu'il s'efforce en vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des larmes. Il n'implore plus que notre secours faisons voir que nous

avons moins de dureté que les moines. ATROPOS coupe le fil. Prêtons-lui donc notre assistance.

LACHESIS, présentant un autre fil. Payons en même temps les dettes d'un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune de créanciers. Comme sa grandeur n'a point d'autres revenus que ceux de son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle a été obligée d'emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité de prince de l'Église. On veut aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement.

ATROPOS. Bourgeoisement! ah, quel affront on veut faire à un prélat! Il faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent les ombres heureuses. (Elle coupe le fil.)

CLOTHO. Bon; qu'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare pour venger ses créanciers.

LACHESIS, apportant un nouveau fil. Il me vient une maligne envie que je veux satisfaire. Un vieux & riche bourgeois a deux enfants mâles. Il a revêtu l'aîné, dont

il est idolâtre, d'une charge fort honorable; et pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à son père, a pris le froc sans vocation; et après avoir fait des vœux qui le lient, il vient d'apostasier. Pour punir le vieillard d'avoir fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n'a point d'enfants.

ATROPOS, coupant. Cela n'est pas mal imaginé c'est en effet le moyen de mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de ses fils, causé inutilement le malheur de l'autre.

LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point, vont devenir ses héritiers. Lachesis et Clotho prennent chacune plusieurs fils qu'Atropos coupe à mesure qu'ils lui sont pré

sentés.

CLOTHO. J'ai aussi mes fantaisies, moi. ATROPOS. Qui vous empêche de les contenter?

CLOTHO, présentant trois fils à la fois. Point de miséricorde pour ces trois fils retors que j'abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands et une aventurière de Gascogne ils ont quitté leur pays pour aller chercher fortune à la bonne ville de

« AnteriorContinuar »