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fance dans le sein de son père et de sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses, l'amour dont il est le doux fruit.

ATROPOS. Marquez, Lachésis, marquez par quelques nuances noires l'affreux péril dont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leur maître, se révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince, et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur d'abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne succombera point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour lui l'amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation que s'il était son propre fils.

CLOTHO. Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera pendant un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire: il reprendra donc la place de son père, qui sera mort; et, usant aussi d'humanité, il épargnera le sang de sa famille.

LACHESIS. Je souscris à ces décisions.

Qu'elles soient des arrêts irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant.

ATROPOS. Doucement, ma sœur. D'où vient qu'en filant la vie de ce prince nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus.

LACHESIS. Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce caractère-là.

CLOTHO. J'en demeure d'accord; mais donnez-lui du moins une dose raisonnable de volupté voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un chartreux dans sa cellule ?

LACHESIS, Souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté. Non, vraiment ; je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan.

ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les principaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le sort d'une princesse née depuis un quart-d'heure au palais de l'empereur de la Chine; c'est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe, et la

1. Les femmes de l'empereur de la Chine sont divisées en six classes. La première n'est que de la

même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme vous savez, doué l'enfant mâle de toutes les inclinations de son père, surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes, avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient guère aux rois de savoir quelles qualités jugez-vous à propos de donner à la femelle ?

CLOTHO. De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec des pieds si petits qu'elle ne puisse se soutenir dessus; mais qu'elle ait des moments de caprice et d'humeur noire qui fassent enrager les femmes qui sont auprès d'elle.

LACHESIS, après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans les vases de l'esprit et de la beauté. Cette princesse, je vous assure, sera bien difficile à servir.

reine son unique épouse. Il y a dans la seconde classe trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, dix-huit; et le nombre de la sixième n'est pas fixé. M. Le Gentil, dans son Voyage autour du monde. I Les Chinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir avoir les pieds petits.

ATROPOS. De la fille d'un empereur, daignerez-vous descendre à deux enfants du commun?

CLOTHO. Hé pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux pour nous?

LACHESIS. Sans doute. A mesure qu'ils naissent, nous devons sans distinction filer leurs aventures.

ATROPOS. Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy vient d'enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans l'indigence, se voyant hors d'état de les bien élever, s'attendrit sur leur misère, et, poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les aller noyer dans la mer.

CLOTHO. C'est qu'il croit à la métempsychose, et qu'il espère qu'à la première transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus heureux.

LACHESIS. Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père.

ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier du mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par un marchand de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa femme, ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue

d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux.

CLOTHO. J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs ancêtres : ils ont beau croire la mortalité de l'âme ou la métempsychose, cela ne les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes où leurs noms sont gravés en lettres d'or.

LACHESIS. Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les hom

mes.

ATROPOS. Que deviendront nos jumeaux adoptés ?

CLOTHO. Celui que l'officier du mandarin aura fait son héritier s'adonnera de tout son cœur aux sciences, et son père adoptif aura la satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié.

LACHESIS, après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences. Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans le collége des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois, et sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que modernes.

CLOTHO. Dans la suite il sera tiré de ce

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