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l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il avait équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et, soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.

<< Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théo

dora, animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point, dans la cour de Sparte, une si grande consternation. »

CHAPITRE XIV

Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique.

L'ÉCOLIER ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit : « Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.» Le démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-lechamp cette satisfaction de la manière sui

vante.

« Les

personnages que vous voyezen chemise et qui se battent, lui dit-il, sont deux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France, est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris, a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune.

« Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait, en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait d'un profond sommeil.

<< Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est alléouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tom<< bez à mes genoux : adorez un génie que « Melpomène favorise. Je viens d'enfanter << des vers... Mais, que dis-je, je viens? <«< c'est Apollon lui-même qui me les a dic«<tés si j'étais à Paris, j'irais les lire au«jourd'hui de maison en maison; j'attends « qu'il soit jour pour en aller charmer mon« sieur notre ambassadeur, aussi bien que << tous les Français qui sont à Madrid. Avant « que je les montre à personne, je veux << vous les réciter.

« Je vous remercie de la préférence, a « répondu l'auteur comique en baillant de < toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est « que vous prenez un peu mal votre temps; « je me suis couché fort tard, le sommeil « m'accable, et je ne réponds pas que j'en« tende sans me rendormir tous les vers « que vous avez à me dire. Oh! j'en ré« ponds bien, moì, a repris le poëte tragia que quand vous seriez mort, la scène que « je viens de composer serait capable de << vous rappeler à la vie. Ma versification « n'est point un assemblage de sentiments << communs et d'expressions triviales que «la rime seule soutienne; c'est une poésie « mâle qui émeut le cœur et frappe l'esprit.

LE DIABLE BOITEUX, T. II.

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« Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les « pitoyables nouveautés ne font que passer « sur la scène comme des ombres, et vont « à Utique divertir les Africains : mes piè«ces, dignes d'être consacrées avec ma « statue dans la bibliothèque palatine, <<< ont encore la foule après trente repré«sentations; mais venons, ajouta ce poëte « modeste, venons aux vers dont je veux « vous donner l'étrenne.

« Voici ma tragédie : La mort de Patro«cle. Scène première. Briseïde et les autres « captives d'Achille paraissent : elles s'ar«rachent les cheveux et se frappent le sein, « pour témoigner la douleur qu'elles ont « de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent « pas même se soutenir; abattues par leur « désespoir, elles se laissent tomber sur le « théâtre. Vous me direz que cela est un «peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. « Que les petits génies se tiennent dans « les bornes étroites de l'imitation, sans <«<oser les franchir, à la bonne heure! Il y «a de la prudence dans leur timidité. Pour << moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, «< pour émouvoir et ravir les spectateurs, « il faut leur présenter des images aux«quelles ils ne s'attendent point.

« Les captives sont donc couchées par « terre, Phonix, gouverneur d'Achille, est

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