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Hannon ne furent pas éxécutez comme il fe l'étoit promis, & cela arrive dans presque toutes les entreprises d'importance & de grand détail, comme fans doute étoit celle-ci. L'on voit tous les jours, dit le même Auteur de bons deffeins qui ont de mauvais fuccez; mais on en voit auffi de mauvais qui réuffiffent: l'un arrive parce qu'on délibére en fûreté, & qu'on éxécute en crainte, & l'autre vient de l'imprudence de ceux à qui l'on a affaire, qui ne favent pas prendre leur avantage.

Les Confuls ne reconnurent pas à quoi les obligeoit la nature de leur ordre de bataille. La force du triangle dépendoit des deux lignes qui le foutenoient, comme celles-ci réciproquement du triangle; car en ne fe féparant point, l'ennemi ne pouvoit attaquer le premier ordre fans prêter le flanc aux deux aîles (4) (5) qui s'étendoient au loin, & des deux côtez de la bafe (3). Voici une autre confidération : lorsqu'ils s'avancérent pour arriver fur les Carthaginois, & qu'ils fe furent apperçus que le centre de ceux-ci cédoit & leur échapoit, ils euffent dû fe défier de cette manœuvre : car il n'eft pas ordinaire qu'un centre s'enfuie & ne rende aucun combat, pendant que fes aîles restent en entier; ils pouvoient bien avancer, mais il falloit que le mouvement se fît tout d'un tems & tout enfemble. Cette faute n'eft point pardonnable: & s'ils remportérent enfin une victoire fi obstinément difputée, on peut dire que le hazard & la valeur des foldats fit tout, fans que les Généraux pûffent fe vanter d'y avoir la moindre part.

CHAPITRE VI.

Les Romains paffent en Afrique, affiégent Afpis, & défolent la campagne. Régulus refte feul dans l'Afrique, & bat les Carthaginois devant Adis. Il propofe des conditions de paix, qui font rejettées par le Senat de Carthage.

A

Près cette victoire les Romains aiant fait de plus groffes provifions, radoubé les vaiffeaux qu'ils avoient pris, & monté ces vaiffeaux d'un équipage fortable à leur bonne fortune, ils cinglérent vers l'Afrique. Les premiers navires abordérent au Promontoire d'Hermée, qui s'élevant du golfe de Carthage s'avance dans la mer du côté de Sicile. Ils attendirent là les bâtimens qui les fuivoient; & après avoir assemblé toute leur flotte, ils rangérent la côte jusqu'à Aspis. Ils y débarquérent, tirérent leurs vaiffeaux dans le port, les couvrirent d'un foffé & d'un retranchement; & fur le refus que firent les habitans d'ouvrir les portes de leur ville, ils y mirent le fiége:

Ceux des ennemis qui après la bataille étoient revenus à Carthage, perfuadez que les Romains enflez de leur victoire, ne manqueroient pas de faire bientôt voile vers cette ville, avoient mis fur mer & fur terre des troupes pour en garder la côte. Mais lorsqu'ils apprirent que les Romains avoient débarqué, & qu'ils afliégeoient Afpis, ils défefpérérent d'empêcher la defcente, & ne fongerent plus qu'à lever des N 3

trou

Régulus rette feul

troupes, & à garder Carthage & les environs. Les Romains, maîtres
d'Afpis, y laiffent une garnifon fuffifante pour la garde de la ville &
du païs.
Ils envoient enfuite à Rome pour y faire favoir ce qui étoit
arrivé, & pour y prendre des ordres fur ce qui fe devoit faire dans la
fuite. En attendant ces ordres, (a) toute l'armée fit le dégât dans la
campagne. Perfonne ne faifant mine de les arrêter, ils ruinerent
plufieurs maifons de campagne magnifiquement bâties, enlevérent quan-
tité de beftiaux, & firent plus de vingt mille esclaves.

Sur ces entrefaites arrivérent de Rome des courriers qui apprirent dans l'A- qu'il falloit qu'un des Confuls reftât avec des troupes fuffifantes, & que

frique.

Bataille d'Adis.

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Fau

(a) Toute l'armée fit le dégât dans la campa- bête même, eût-elle été mille fois plus groffe. gne. Notre Auteur fupprime ici un fait de Freinshemius n'a eu garde de laiffer en arriere une très-grande importance. N'en auroit-il point en- fi grande vérité dans fon fupplément fur Titetendu parler? Mais il en étoit plus voilin que Ti- Live: il a eu le foin de confulter tous les Aute-Live, & l'on devoit par conféquent en être teurs qui ont écrit de cette merveille, de forte plus inftruit de fon tems que de celui de l'Hiftorien qu'il n'y a plus rien à glaner après lui. Nos moLatin. On devoit alors en faire encore peur aux dernes en ont parlé en foule, fans qu'il paroiffe enfans. Comment auroit-on pû fi-tôt oublier ce le moindre correctif. Le favant Auteur du Differpent monstrueux contre lequel toute l'armée cours de l'Hiftoire univerfelle a faiti le conte. Romaine combattit fur les bords du fleuve Ba- Regulus aborda en Afrique, dit-il, où il eut à grade? Serpent d'une grandeur & d'une groffeur combattre ce prodigieux ferpent contre lequel il falfi épouvantable, que pour s'en délivrer il fallut lut emploier toute l'armée. C'eft dommage que mettre toutes les, machines en batterie, faire la qualité d'Hiftorien abréviateur l'ait réduit à fi marcher toute l'armée, livrer des combats, per- peu de chofe. Freinshemius a fait une bien audre une infinité de monde: ferpent enfin fi céle- tre récolte dans les Auteurs anciens, pour nous bre dans la République Romaine, que pour en mettre au fait d'un fi grand prodige; il dit enconferver la mémoire, on en fufpendit la peau tr'autres curiofitez, que ce ferpent monftrueux dans un temple, dit quelque part Zonaras, où el- donna tant de peine & d'embarras à Régulus, le étoit encore pendant la guerre de Byzance. qu'il fut contraint de faire agir toutes fes forces. Notez, s'il vous plaît, que toutes ces forces confistoient en une armée de cent quarante mille hommes, ou peu s'en faut, & cette armée ne put fe rendre maîtreffe du fleuve Bagrade que par la mort de ce monftre effroiable, qui ofa bien le lui difputer. Sans les catapultes & les machines qu'on fit jouer, on ne fait ce qui en feroit arrivé, tant les foldats étoient effraiez d'un prodige fi extraordinaire. Heureufement pour les Romains une pierre lancée par une machine les délivra de ce monftre épouvantable. Freinshemius orne & pare cela de toute l'érudition & l'eloquence convenable à la grandeur de l'événement. On croiroit en lifant un fait de cette importance, que l'animal devoit être au moins plus gros que les plus puiffantes baleines, & d'une longueur proportionnée à fa groffeur, point du tout. Il n'avoit que cent pieds de long. Ce qui fait rire, c'eft que cette grande armée fut obligée de décamper du champ de bataille, & de tout le païs aux environs, à cause de la puanteur de ce cadavre qui infectoit toute la contrée. A-t-on jamais oui parler d'une chimére femblable? Eft-il poffible que les Hiftoriens échos de Tite-Live fe la foient donnée les uns aux autres jufqu'à nous, qui l'avons prife comme un fait très-autentique?

La fource d'une fable fi impertinente doit être laiffée en propre à Tite-Live, homme fort fécond en contes populaires. Je voudrois favoir de mes Lecteurs, qui l'ont lûe dans celui-ci, dans Florus, dans Orofe, dans Silius, dans Valére-Maxime, & dans Zonaras, qui de tous ceux qui ont débité gravement & férieufement cette fable, eft la plus groffe bête? on me pardonnera ceci. Ils me répondront fans doute que ce n'eft pas le ferpent, pas feulement Tite-Live, mais les Auteurs qui en ont écrit après lui. En effet il ne s'en trouve pas un feul, parmi un fi grand nombre, qui n'ait adopté, & qui n'ait pouffe la fimplicite jufqu'à le mettre au nombre des véritez les plus inconteftables, fans marquer le moindre doute, & cependant il n'y a qu'un feul garant; & ce garant eft reconnu pour un des plus grands embaleurs de prodiges & de contes de vieilles qui aient jamais manié plume. Le bon eft que nos Hiftoriens les plus graves, nos Critiques les plus déterminez, & nos Commentateurs, qui tous ensemble ont écrit ou raifonné fur les affaires des Romains, n'ont rien obfervé, ni remarqué du ridicule de cette fable. Tous ces Auteurs en ont parlé du même grave & du même ferieux que l'inventeur même. Je trouve cela mille fois plus prodige & plus furprenant que la

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Fautre conduifit à Rome le refte de l'armée. Ce fut Régulus qui demeura avec quarante vaiffeaux, quinze mille fantaflins, & cinq cens chevaux. Manlius prit les rameurs, & les captifs, & rafant la côte de Sicile arriva à Rome fans avoir couru aucun risque.

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(a) Les Carthaginois voiant que la guerre alloit fe faire avec plus de lenteur, élûrent d'abord deux Commandans, Afdrubal fils de Hannon, & Bostar. Enfuite ils rappellérent de Héraclée Amilcar qui fe rendit auffi-tôt à Carthage, avec cinq cens chevaux & cinq mille hom mes d'infanterie. Celui-ci en qualité de troifiéme Commandant, tint confeil avec Afdrubal fur ce qu'il y avoit à faire, & tous deux furent d'avis de ne pas fouffrir que le païs fût impunément ravagé. Peu de jours après Régulus fe met en campagne, (6) emporte du premier affaut les places qui n'étoient pas fortifiées & affiége celles qui l'étoient.

(a) Les Carthaginois voiant que la guerre alloit fe faire avec plus de lenteur.] Pour le coup je ne reconnois plus dans les Romains cette fagefle, cette prévoiance militaire & cette excellente politique de ne rien faire à demi dans leurs guerres. Il ne paroît rien de tout cela dans leur diverfion en Afrique. Ne diroit-on pas au nombre prodigieux de leurs troupes, qu'ils n'en retireroient pas une feule cohorte qu'après la conquête de l'Atrique? Car il eft vifible que cette diverfion obligeoit les Carthaginois de retirer toutes leurs forces de la Sicile, & de l'abandonner aux Romains, pour fauver leur patrie. Les Romains n'avoientils pas marché dans cette penfée? La victoire d'Ecnome ne les mettoit-elle pas dans le chemin de cette conquête? Cependant d'une armée fi formidable & capable de tout ofer & de tout entreprendre, le Sénat ordonne qu'il ne reftera que quinze mille hommes de pied & cinq cens chevaux, fous les ordres de Régulus, & que le reste de cette arinée, ou pour mieux dire, prefque le tout s'en retourneroit à Rome. Quelle pauvre conduite! Avec une médiocre mefure d'efprit on eût pû aifément prévoir quelles en devoient être les fuites. Le Sénat avoit-il lettres des Carthaginois que leurs Généraux n'agiroient que foible ment, & qu'ils iroient de bévues en bévûes? Sans doute que cette armée qui venoit d'être battue à Ecnome n'étoit pas toute périe, je fuppofe qu'il s'en faille d'un tiers, il resteroit encore cent mille hommes; qu'est-ce que cela eft dévenu? Notre Auteur nous le fait à peine entendre. Le plus grand nombre s'étoit fauvé en Sicile. Je veux qu'il n'ait pû accourir au fecours de l'Afrique, par la crainte de l'armée navale des Romains; mais dès qu'elle eût paffé à Rome, il étoit aifé aux Carthaginois de mettre à la voile, & de paffer à Carthage. Que dévenoit Régulus avec fa petite armée? Eût-elle ofe paroître? Et cependant elle paroît, prend de bonnes places, remporte de grandes victoires, & marche à Carthage pour en

faire le fiége avec quinze mille hommes & trois cens chevaux. Peut-il venir à l'efprit que le Général Romain ait pu s'embarquer dans une entreprife fi romanefque? On ne peut difconvenir que fi les Romains fuffent reftez en Afrique avec toutes leurs forces, ils n'euffent mis fin à cette avanture. Pendant tout le tems que Régulus refta dans ce païs-là, les Carthaginois ne reçûrent que des fecours très-médiocres des forces qu'ils avoient en Sicile, où il y avoit tout au moins cent cinquante mille hommes. Que font-ils là lorsque l'Afrique fuccombe contre une poignée de gens? La tête tourne à un Commentateur. Il ne peut s'imaginer qu'elle ait fi fort tourné, & aux Carthaginois & aux Romains. En faifant abftraction des fautes des premiers, & en n'éxaminant que celles des feconds, il eft fans replique que l'on ne peut excufer ceux-ci d'avoir retiré prefque toutes leurs forces de l'Afrique, lorsqu'ils étoient en état de la conquérir d'un bout à l'autre. Cette faute eft des plus groffiéres, & je défie que qui que ce foit m'en puifle fournir de pareille dans l'Histoire. J'ai lieu de m'étonner que notre Auteur ne nous ait pas régalé de quelques réfléxions de fa façon fur la conduite ridicule de Rome & de Carthage, il me femble que cet article le méritoit affez; il en a fait, & même de fort longues, fur des fujets qui ne le méritoient pas à beaucoup près tant que celui-ci.

(b) Emporte les places qui n'étoient pas fortifiées, affiége celles qui l'étoient.] Le Général Romain s'y prenoit de la bonne forte pour aller à fon but, qui étoit le fiége de Carthage. Lorfqu'on en veut à une capitale, il ne faut rien laiffer derriére foi, ni autour de foi. Il faut prendre les places fortes les plus voifines, où l'ennemi pourroit s'établir. Rien ne rafraîchit davantage le fang d'un Général à grands deffeins, que cette méthode. Les rebelles d'Afrique l'emploiérent fort à propos, & mirent Carthage dans un très-grand péril. Il y a des cas où l'on

να

toient.

Arrivé devant Adis, place importante, il l'inveftit, preffe les ouvrages, & fait le fiége en forme. Pour donner du fecours à la ville, & défendre les environs du dégât, les Carthaginois font approcher leur armée, & campent fur une colline, qui à la vérité dominoit les ennemis, mais qui ne convenoit nullement à leurs propres troupes. Leur principale reffource étoient la cavalerie & les éléphans, & ils laiffent la plaine pour se poster dans des lieux hauts & efcarpez. C'étoit montrer à leurs ennemis ce qu'ils devoient faire pour leur nuire. Régulus ne manqua pas de profiter de cette leçon. Habile & expérimenté, il comprit d'abord que ce qu'il y avoit de plus fort & de plus à craindre dans l'armée des ennemis, devenoit inutile par le défavantage de leur pofte, & fans attendre qu'ils defcendiffent dans la plaine, & qu'ils s'y rangeaffent en bataille, faififfant l'occafion, dès la pointe du jour il fait monter à eux des deux côtez de la colline. La cavalerie & les éléphans des Carthaginois ne furent d'aucun ufage. Les foldats étrangers fe défendirent en gens de cœur, renverférent la premiére légion, & la mi

rent en fuite. Mais dès qu'ils eurent été renversez eux-mêmes par les

va avec moins de circonfpection, & fans aucun égard à quelques places qu'on laiffe derriére, comme lorfqu'elles ne font pas un obftacle à nos convois; mais lorsqu'il s'agit d'une Capitale puiffamment fortifiée, grande & peuplée, munie de tout ce qui eft néceffaire pour une réfiftance vigoureufe, où les reffources font infinies, & où le peuple s'aguerrit peu à peu par les dangers où il voit les autres, & aufquels il s'accoûtume; on ne peut prendre trop de précautions, fans cela une telle entreprife eft très-imprudente & très-folle, & ne la feroit pas moins quand on réuffiroit.

Le dernier fiége de Turin, & celui même de Barcelonne dans la même campagne, (car ces deux faits ne différent en rien entr'eux,) font une preuve convaincante de ce que je dis ici. Quand nous nous en ferions rendus les maîtres, les Auteurs d'un fi beau deffein ne préteroient pas moins le flanc à la glofe des experts. Nous pouvions fort bien nous difpenfer d'en faire le fiége. Que falloit-il pour nous affurer la conquête de la premiére fans coup férir, & fans épuifer le Royaume par un appareil de guerre que je ne pense pas qui ait jamais eû fon femblable depuis les Anciens? Combien y avoit-il encore de places dans le Piémont dont nous ne fuffions pas les maîtres? Fort peu: Coni étoit la feule capable de quelque réfiftance. Il falloit donc la prendre, les autres ne nous euffent pas arrêté longtems, & ce tems ne nous manquoit pas. Que reftoit-il après cette expédition? Turin feul: il n'étoit plus queftion que de nous fortifier dans quelques poftes aux environs de cette place, ruiner tout entre la ville & nos quartiers. Que feroit-il arrivé de cette conduite? Pas autre chofe, finon que Turin tomboit de

foldats

lui-même. Car d'où auroit-il tiré du secours, fi nous euffions été les maîtres de tout le païs? M. de Savoie, tout grand homme, & grand Capitaine qu'il eft, le trouvant fans aucun azile pour lui, & pour ce qui lui reftoit de troupes, abandonnoit néceflairement fon païs, au lieu qu'en lui laiffant un refte de frontière, comme on fit fans beaucoup de réfléxions, & fans vouloir écouter celles des autres, il fe vit en état de nous inquiéter dans notre fiége par une maniére de guerre des plus fines, des plus rufées, & fort approchante de celle de Sertorius: maniére qu'il n'appartient qu'aux grands hommes de penfer, & à laquelle il n'y a que les Généraux médiocres qui fe laiffent attraper. Le nôtre donna à tort & à travers dans ces rufes & dans ces feintes, fans y rien comprendre, quoique mille fois répétées, & qu'elles ne fuffent qu'à deffein de retarder son fiége. Bien que toutes ces fubtilitez militaires femblaffent de peu de conféquence d'abord, on s'apperçut, mais trop tard, qu'elles avoient donné le branle, & produit même un des plus grands événemens dont on ait jamais ouï parler.

Le Maréchal de Teffé avoit déconfeillé le fiége de Barcelonne par des raifons très-fortes & trèsbien fondées. Celles qui j'avois données dans mon projet de la même campagne à l'égard de Turin, font celles dont je viens de parler. On répondit fur celle-ci à M. de Vendofme, qui inclinoit affez pour un fiége dans les formes: Turin une fois tombé, tout le reste tombe. On répondit fur le même ton au Maréchal de Teflé. En un mot le Miniftre vouloit commencer & finir cette campagne par deux entreprises de grand éclat.

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