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fe foutiennent réciproquement: voici quant à la difpofition, & aux effets qu'elle

doit produire.

Je ne fuis point en peine de ce qui arrivera au premier choc, l'ennemi ne fauroit jamais s'empêcher d'être percé & ouvert à fon centre. Si cela arrive, comme il arrivera infailliblement, où le grand corps donnera, tout eft perdu & culbuté, fans que ce qui n'est pas attaqué ofe courir au fecours. Alors ce qui a pénétré agit à droite & à gauche, & s'abandonne fur les flancs des corps qui n'ont pas été attaquez, & la cavalerie achéve & diffipe ce qui eft rompu, ou qui panche à l'être, pendant que le corps de ma gauche tombe au premier fignal fur ce qui eft encore en entier. L'ennemi fe replicra-t-il où il n'eft pas attaqué, pour enveloper ce qui attaque? Cela fe peut-il, s'il eft occupé à fes aîles? Car les fauffes, ou feintes attaques font le même effet que les véritables dans les affaires de nuit, pendant que le gros de l'armée donne au centre, & le prend à dos & en flanc après avoir percé; mais cet ennemi ofera-t-il hazarder une manœuvre fi délicate, puifqu'il ne fait pas, comme je l'ai déja dit, s'il ne va pas être attaqué lui-même? Il ne voit rien de ce qui fe paffe, ni ne connoît rien de cet ordre de bataille, à caufe de la nuit, qui lui en dérobe la vûe. Joignez à cela le canon qui fe fait entendre fi près d'eux, par de continuelles décharges. Il ne peut s'imaginer qu'il y ait peu de monde en cet endroit. Chacun croit que les véritables attaques font ailleurs que de fon côté, & le Général les imagine toutes véritables; ce qui le tient' irréfolu & incertain de ce qu'il fera: & pendant que l'un profite du tems, l'autre le néglige & le perd, fans favoir quel confeil prendre, ni fans avoir même le moment de délibérer & de recourir aux avis des autres, qui ne font pas moins empêchez, ni moins étourdis. Le plus grand défavantage des combats de nuit, eft de multiplier & de groffir les objets, & de remplir de craintes & de terreurs imaginaires. On diroit que les foldats & leurs Généraux ne voient qu'à travers de verres à facettes: peu font éxempts de ces fortes de lunettes, & c'eft encore pis lorfqu'on eft furpris; car ce n'eft que dans ces cas que les plus braves demeurent fans forces, & comme enchantez, & les Généraux fans tête & fans jugement.

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J'ai donné des raifons & des preuves, que dis-je, j'ai démontré l'excellence de mon ordre de bataille: cela ne fuffira pas pourtant aux gens prévenus de la coûtume & de la vénérable routine; ils voudront quelque chofe de plus que cela, s'il y a quelque chofe de plus fort que la démonstration; ils demanderont des éxemples, il faut donc les fatisfaire. Nous en fournirons deux qui appuieront les attaques d'armées par grands corps féparez, pour faire connoître aux admirateurs de la coûtume que je ne me repais pas d'illufions dans ma tactique. Je tire l'un de l'antiquité la plus reculée, pour faire voir que la fcience & le bon fens font de tous les tems & de tous les païs. L'autre n'eft pas moins convaincant, quoique plus proche de nous de quelques fiécles; il fervira à montrer combien les attaques & les furprises nocturnes font avantageufes, & combien le petit nombre l'emporte fur le grand dans ces fortes de cas.

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Les Ammonites aiant affiégé la ville de Jabez, Saül marcha à fon fecours pour en faire lever le fiége. Voici ce que dit l'Ecriture. Le lendemain étant venu, Saul' divifa fon armée en trois corps, & entra dès la pointe du jour dans le milieu du camp des Ammonites, & ne ceffa de les tailler en pièces, jusqu'à ce que le Soleil fût dans fa force. Ceux qui échapérent furent difperfez çà & la, fans qu'il en demeurât feulement deux enfemble.

L'autre éxemple eft d'Alexandre le Grand, dans la bataille qu'il livra contre Po-rus. Alexandre, dit Plutarque, qui craignoit cette multitude d'ennemis & leurs élé-· phans, qui étoient d'une prodigieufe grandeur, évitant de donner dans le front de leur

R. 3

corps

corps de bataille, alla charger l'aile gauche, & ordonna à Perdiccas d'aller attaquer en même tems l'aile droite. Ces deux ailes aiant été rompues du premier choc, se retirérem vers leurs éléphans, à la faveur defquels elles fe ralliérent. Le combat recommença avec plus de furie beaucoup plus mêlée; de forte que les ennemis ne commencérent à plier à fe retirer que vers la huitiéme heure du jour. C'est ainsi que l'écrit dans fes lettres, conclut l'Auteur, le Général même qui donna la bataille, qui la gagna. J'ai de la peine à ajouter foi à cette lettre: fans doute qu'Alexandre fe feroit un peu mieux expliqué; car il n'eft pas vraisemblable que les aîles de Porus fe fuffent ralliées fous les éléphans qui formoient une premiére ligne: comment l'auroient-elles pû, puisqu'elles furent pouffées en arriere? Il falloit dire que les afles fe ralliérent derriére le corps de bataille. Voici un fait qui n'eft pas moins remarquable que les deux premiers, & qui fait voir combien les Généraux doivent être fur leurs gardes pour s'empêcher d'être furpris.

Le Duc d'Albe aiant affiégé Mons en 1572. le Prince d'Orange, qui voioit l'importance de cette place, marcha à fon fecours; mais aiant trouvé la circonvallation toute établie, & les Efpagnols en bonne pofture, il ne jugea pas રે propos d'y ufer fes troupes. Comme il craignoit d'être inquiété dans fa retraite, il décampa à la faveur de la nuit. L'Efpagnol en étant averti, détache promptement deux cens fantaffins d'élite,& huit cens chevaux, ceux-là revêtus de chemises blanches par-deffus leurs habits, pour se reconnoître. Au moment que l'ennemi étoit prêt à lever le camp, ces hommes dé terminez s'y jettent tout au milieu, paffent fur le corps des premiéres gardes, pénétrent & taillent en piéces tout ce qui s'affemble & ofe leur tenir tête; & avant que l'armée eût pû fe reconnoître, elle voit tout en feu. Le camp fut confumé avec d'autant plus de viteffe, que les hutes des foldats étoient compofées de branchages. Ce coup fait, & après avoir tué cinq cens hommes, le victorieux fe retira tranquillement. Si le Duc d'Albe eût marché avec une partie de fon armée, où en étoit le Prince d'Orange?

que

CHAPITRE VII.

Xantippe arrive à Carthage, fon fentiment fur la défaite des Car thaginois. Bataille de Tunis. Ordonnance des Carthaginois. Ordonnance des Romains. La bataille fe donne, & les Romains la perdent. Réfléxions fur cet événement. Xantippe retourne dans Ja patrie. Nouveaux préparatifs de guerre.

Ans ces conjonctures arrive à Carthage un de ces foldats mercénaires, qui avoient été envoiez en Gréce, conduifant une groffe recrue, où il y avoit (a) un nommé Xantippe Lacédémonien, inftruit à la maniére de fon païs, & par conféquent fort verfé dans le métier

(a) Un nommé Xantippe Lacédémonien, inftruit à la maniére de fon páis, & par conféquent fort

de

verfé au métier de la guerre.] La maniére dont Cafaubon, & après lui le fieur du Ryer, avoient

tra

Celui-ci informé en détail de la défaite des Carthaginois, & confidérant les préparatifs qui leur reftoient, le nombre de

de la guerre.

traduit cet endroit de Polybe, m'avoit mis de mauvaise humeur: fans favoir le Grec, je ne pouvois me mettre dans la tête qu'un Hiftorien auffi judicieux que Polybe, eût encenfé fi mefquinement un homme auffi extraordinaire que Xantip pe. Je dis extraordinaire, car le grand & le beau ne confiftent pas dans ce que l'on eft ou dans le rang que l'on occupe, qui n'eft le plus fouvent que l'ouvrage de la fortune, mais dans les actions. Ör eft-ce faire des actions de Xantippe l'éloge qu'elles méritent, que de dire avec Cafaubon que ce Lacédémonien, Rei militaris ufum mediocrem habebat, ou avec du Ryer, qu'il ne manquoit pas d'expérience dans le métier de la guerre? Il ne faut pas être un génie médiocre dans la fcience militaire; mais un homme de la premiére volée pour changer l'ordre & toute la façon de faire la guerre. Exercer, discipliner & aguerrir des troupes, compofées prefque toutes de nouveaux foldats, relever les courages abattus & pleins du fouvenir incommode des difgraces paffées, & les mener fiérement contre un ennemi fupérieur, redoutable, brave, aguerri & victorieux: encore une fois, il me femble qu'il faut pour cela être quelque chofe de plus qu'un homme qui ne manque pas d'expérience dans le métier de la guerre. C'est tout ce que l'on auroit à dire de lui, s'il devoit la gloire d'une action fi mémorable au hazard ou à la fortune. Mais Xantippe la doit uniquement à lui-même, à fa capacité, & à la grandeur de fon courage. Il forme fon projet de campagne fur la nature de fes forces, fur celles de l'ennemi, & fur le pais où il vouloit porter la guerre. Un Général qui fe conduit par des voies profondes, eft-il un homme médiocre dans fon art? Il prévit ce qui devoit arriver par ce qu'il avoit premédité de faire, & répondit du fuccès par la grandeur de fes connoiffances & l'ignorance des autres, qui ne connurent jamais leurs forces, & les moiens de les faire agir pour la victoire. Xantippe obferva une conduite toute différente, & fe mit en état de ne rien craindre d'un ennemi, dont l'ardeur le porteroit à quelque imprudence, & l'engageroit infailliblement dans les plaines.

Un Général qui forme un tel fyftême de campagne, ne peut être qu'un grand Capitaine, à moins qu'on ne veuille juger des hommes comme on fait ordinairement dans les Cours, par les dehors & à l'apparence, qui eft prefque la feule lettre de recommandation pour faire for tune, & dont Xantippe n'étoit pas pourvû. Car au jugement d'un Ancien, & même de Polybe', qui femble l'infinuer, le Grec étoit de petite fta ture & de petite apparence dans la mine comme dans le refte; ce qui augmentoit l'admiration qu'on avoit pour son courage, & qui cachoit en

leur

lui une vertu très-grande. C'étoit un autre Agefilas.

En vérité mon Auteur n'auroit pas été équitable, fi fur une fi pauvre raison il cût loué fi maigrement un homme qui fait tant d'honneur à fon païs. D'ailleurs il avoit trop d'efprit & trop de bon fens pour s'imaginer, que les grandes penfees & les entreprises les plus difficiles de la guerre ne peuvent entrer dans l'efprit d'un simple Officier, & d'un foldat de petite apparence: comme fi on n'avançoit en capacité qu'à mesure qu'on s'élève aux grands honneurs de la guerre, & qu'on paie de mine. Qui pourroit s'imaginer qu'on fût dans cette opinion dans toutes les Cours du monde? On a vu des hommes très-lourds, très-fots, & fans efprit, & qu'on n'auroit daigné confulter fans fe faire moquer, parvenir tout d'un coup, fans favoir pourquoi, parce qu'ils étoient grands, bien faits & de riche mine: comme fi la grandeur & l'étendue de l'efprit fe régloit par celle du corps, que l'efprit füt corps lui-même, & que l'on jugeât du plus ou du moins, comme on feroit d'un coffre fort rempli de piftoles, qu'on admireroit plus ou moins felon fa grandeur ou fa petiteffe. Rarement juge-t-on autrement des hommes dans les Cours des Princes, on y est tout auffi peuple à bien des égards que par-tout ailleurs. Agefilas n'eut pas plutôt débarqué en Egypte, qu'on vit une foule de peuple accourir fur le rivage pour voir & admirer ce Héros; mais quel fut leur étonnement, lorfqu'ils virent un petit homme, fans apparence, & par furcroit boiteux? Il n'eft pas poflible, difoient-ils, que dans un fi petit corps, & fi mal bâti, il puiffe loger tant d'ef prit, tant de bon fens & tant de courage: après cela ils n'eurent qu'un pas à faire pour s'en moquer, ils n'y manquérent pas. Tachos leur Roi, qui l'avoit appellé pour commander fes armées contre Nectanebos, penfa comme fon peuple, & n'en fit que rire. Agefilas lui apprit qu'on ne jugeoit pas des hommes tel que lui par la mine & par la taille, & qu'on ne le méprifoit pas impunément. Il fe tourna contre lui, & s'étant joint à Nectanebos, qui le mit à la tête de fes troupes, il détrôna le railleur, & mit l'autre en fa place.

Si cet éxemple pouvoit fervir de leçon aux gens qui font à la tête des affaires, nous n'aurions pas perdu notre tems, & cela leur apprendroit à ne point juger des hommes fur l'air & la mine, ou fur ce qu'ils font plutôt que fur ce qu'ils difent. Il faut aller un peu bride en main dans ces fortes de chofes, & ne pas imiter Tachos: car ceux qui manquent de ces vains dehors, & qu'on ne daigne pas écouter, parce qu'ils ne font rien, se croient méprifez, cela fuffit pour porter de certains courages, qui fentent d'ailleurs ce qu'ils va

jent,

nance

nois.

leur cavalerie & de leurs éléphans, penfa en lui-même, & dit à fes
amis, que
fi les Carthaginois avoient été vaincus, ils ne devoient s'en
prendre qu'à l'incapacité de leurs Chefs. Ce mot se répand parmi le
peuple, & paffe bientôt du peuple aux Généraux. Les Magiftrats font
appeller cet homme, il vient & juftifie clairement ce qu'il avoit avancé.
Il leur fait voir pourquoi ils avoient été battus ; & comment en choi-
fiffant toujours la plaine, foit dans les marches, foit dans les campe-
mens, foit dans les ordonnances de bataille, ils se mettroient en état
non feulement de ne rien craindre de leurs ennemis mais encore de

les vaincre. Les Chefs applaudiffent, conviennent de leurs fautes, &
lui confient le commandement de l'armée.

.

Bataille Sur le petit mot de Xantippe on avoit déja commencé parmi le peude Tunis ple à parler avantageusement, & à espérer quelque chofe de cet étranOrdon- ger. Mais quand il eut rangé l'armée à la porte de la ville, qu'il en des Car-eut fait mouvoir quelque partie en ordre de bataille, qu'il lui eut fait thagi- faire l'éxercice felon les régles, on lui reconnut tant de fupériorité, que l'on éclata en cris de joie, & que l'on demanda d'être au plutôt mené aux ennemis, perfuadé que fous la conduite de Xantippe on n'avoit rien à redouter. Quelque animez & pleins de confiance que paruffent les foldats, les Chefs leur dirent encore quelque chofe pour les encourager de plus en plus, & peu de jours après l'armée se mit en marché. Elle étoit de douze mille hommes d'infanterie, de quatre mille chevaux, & d'environ cent éléphans. Les Romains furent d'abord furpris de voir les Carthaginois marcher & camper dans la plaine, mais cela ne les empêcha pas de fouhaiter d'en venir aux mains. Ils approchent, & campent le premier jour à dix ftades des ennemis. Le jour fuivant les Chefs des Carthaginois tinrent confeil fur ce qu'ils avoient à faire. Mais les foldats impatiens s'attroupoient par bandes, & criant à haute voix le nom de Xantippe, demandoient qu'on les menât vîte au combat. Cette impétuofité jointe à l'empreffement de Xantippe, qui ne recommandoit rien tant que de faifir l'occafion, détermine les Chefs: ils donnent ordre à l'armée de se tenir prête, & permiflion à Xantippe de faire tout ce qu'il jugeroit à propos. Revêtu de ce pouvoir, il range les éléphans fur une fimple ligne à la tête. Derriére il place la phalange à une distance raisonnable. Des troupes mercenaires, il en infère une partie dans l'aîle droite, & l'autre composée

lent, à courir une autre fortune, pour fe vanger
d'un mépris dont ils fe croient fi peu dignes.
L'Hiftoire eft toute parfémée de ces fortes d'é-
xemples.

Nous allons en citer un, qui ne s'y trouve fu-
rement pas, dans le feul deffein d'égaier la ma-
tiére. Un Officier de par le monde, qui avoit
très-bien fervi, & fait plufieurs actions dont il
n'avoit reçû aucune récompenfe, s'étant préfenté

de

au Miniftre, qui ne l'avoit jamais vû, & qui ne le connoifloit que par les lettres de fes Généraux; cet Officier, dis-je, s'étant nommé, lui demanda une grace qu'il croioit avoir méritée. Vous êtes donc un tel, lui dit-il: Oui, Monfieur, je fuis celui-là même. Ah! vous êtes un tel, c'est donc vous qui avez fait cela & cela? Oui, c'est moi, répondit-il. Ah! c'est donc vous, je ne le penfois pas: vous êtes bien petit.

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