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CHAPITRE VIII.

Victoire navale des Romains, & la tempête dont elle fut fuivie. Où les précipite leur génie entreprenant. Prife de Palerme.

U commencement de l'été les Romains mirent en mer trois cens

A cinquante vaiffeaux fous le commandement des deux Conous cens

Emilius, & Servius Fulvius. Cette flotte cotoia la Sicile pour aller en Afrique, au promontoire d'Hermée, elle rencontra celle des Carthaginois, & du premier choc elle la mit en fuite & gagna cent quatorze vaiffeaux, avec leur équipage. (a) Puis reprenant à Afpis la troupe de

jeu

fes troupes, fort inférieures à celles des Romains. Le Sénat de Rome, compofé de têtes fi fages en ce tems-là, à quoi penfoit-il de dreffer de fi grandes forces navales pour retirer une garnison? Pourquoi ne pas profiter du tems, des conjonctures, & d'une victoire qui réduifoit les Carthaginois à ne favoir où courir, la mer leur étant interdite pour le fecours de la Sicile, & pour leur propre païs? Car leur puiflance, femblable à celle de Rome, étoit auffi redoutable hors de l'Afrique, qu'elle étoit foible au dedans.

(a) Puis reprenant à Afpis la troupe de jeunes foldats qui y étoient reftez.] Voici une feconde victoire qui affure la mer aux Romains. Cette victoire les mettoit en état de revenir fur leurs avantages en Afrique, avec d'autant plus d'efpérance de réuffir, que le feul homme qu'ils avoient à redouter n'étoit plus par la perfidie des Carthaginois. Cependant ces Romains, dont on éléve fi haut la renommée, font ici une faute fi grof fiére, & fi dépourvûe de jugement, qu'il faudroit beaucoup rafiner pour trouver quelques bonnes raifons, ou du moins apparentes, pour les tirer La fameuse diverfion d'Agatocles étoit-elle indu blâme qu'ils méritent. Je ne vois rien qu'ils connue aux Romains? N'auroit-elle pas dû leur ne pûffent entreprendre après cette victoire: d'où fervir de leçon? Celle de Régulus, dont les comvient qu'ils ne defcendent pas en Afrique? La mencemens furent fi heureux & fi brillans, & la conquête de Carthage etoit-elle au deffus de leurs fin fi honteuse au nom Romain, n'étoit-elle pas forces & de leur courage? Non fans doute, puif- une marque évidente du pouvoir de la diverfion? que peu auparavant Regulus à la tête de quinze Car la caufe de la ruine de fon armée ne venoit mille hommes & de trois cens chevaux, ne s'é- point de la difficulté & des obftacles qu'il rentoit pas feulement rendu maître des places qui lui contra dans l'éxécution de fon entreprise. Il n'en ouvroient le chemin de cette capitale, mais s'é- fut jamais de plus aifée. Les Carthaginois se toit encore réfolu d'en faire le fiége, & il s'en eft voioient bientôt réduits à leur capitale; deux plaapproché effectivement après une grande victoire: ces qui leur font enlevées, fans prefque aucune & aujourd'hui ces mêmes Romains victorieux, & résistance, & une bataille perdue, font le coup. maîtres d'une ville & d'un port qu'ils avoient fü Que reftoit-il à faire à Régulus, que d'y marcher conferver après la défaite de Régulus, & qui leur pour en faire le fiége, ou pour combattre les enouvroit l'entrée de l'Afrique & le chemin de Car- nemis, s'ils vouloient courre les risques d'une bathage: ces Romains, dis-je, avec des forces for- taille rangée à la vûe de leurs remparts? Ils s'y midables, ne mettent pas feulement pied à terre. déterminent, & paroiffent en préfence de l'armée Mais ce qui met le comble à la fottife, ils mar- Romaine, à forces égales à l'égard du nombre, quent fi peu de jugement, qu'ils abandonnent tant leur puiffance étoit médiocre, dans leur proencore une place importante, & en retirent la pre pais; & s'ils font victorieux, on ne doit point garnifon: car s'ils fuffent defcendus, les Cartha- attribuer le fuccez de leurs affaires à la valeur & ginois fe voioient dans la néceffité de faire venir au nombre de leurs troupes, mais à l'impruden une partie des forces qu'ils avoient en Sicile pour ce & à la fottife du Proconful, ou plutôt à celle fauver l'Afrique, & Amilcar, pere d'Annibal, lui- du Sénat Romain, qui envoie cent quarante milmême, Capitaine célébre, le plus grand de fen le hommes pour une diverfion en Afrique, & les fiécle, & qui s'étoit rendu plus redoutable par fa retire tout auffi-tôt après la prise d'Afpis, pour façon de faire la guerre, que par le nombre de ne laiffer qu'un corps de quinze mille fantaffins

&

jeunes foldats qui y étoient restez, elle revint en Sicile. Elle avoit déja fait une grande partie de la route, & touchoit prefque aux Camariniens, lorfqu'elle fut affaillie d'une tempête fi affreuse qu'il n'y a point d'expreffions pour la décrire. De quatre cens foixante-quatre vaiffeaux, il ne s'en fauva que quatre-vingt. Les autres furent, ou fubmergez, ou emportez par les flots, ou brifez contre les rochers & les caps. Toute la côte n'étoit couverte que de cadavres & de vaiffeaux fracaffez. On ne voit dans l'Histoire aucun éxemple d'un naufrage plus déplorable.(a)

& trois cens chevaux, dans un païs où la cavalerie étoit fi néceffaire. Cette conduite du Sénat eft-elle bien fenfée? Et ce qu'il fait après l'eft-il plus? N'eft-ce pas là une marque visible que ce Sénat, dont on vante tant la fageffe, s'égaroit très-fouvent & très-pitoiablement? Je m'étonne que des fautes auffi marquées que celle-là, n'aient pas excité les réfléxions & la glofe de mon Au

teur.

(3) Ce ne fut pas tant la fortune que les Chefs qui en furent caufe.] On établit pour principe que chacun doit étre crû dans fon art, & particuliérement dans ceux dont la théorie eft peu affurée, fi la pratique ne la perfectionne. La marine & la guerre peuvent être mises au nombre des arts, où il est très-délicat & très-dangereux de heurter les fentimens & les confeils des plus habiles. Cela eft fur tout de confequence en mer, lorfqu'il s'agit des gros tems, & des tempêtes qui nous menacent, & que certains Pilotes prévoient de

fort loin.

Nous ne courons aucun rifque de périr, ni de faire périr les perfonnes qui nous écoutent, lorfque fermes fur terre & loin de la mer nous raifonnons & décidons même fur ce qui regarde ce dernier élément. Nous pouvons alors en fûreté débiter mille impertinences, nous faire admirer de ceux qui font auffi ignorans que nous dans la marine, ou nous faire moquer par les habiles; mais lorfque nous fommes tous dans le même vaiffeau, lorsqu'il s'agit du falut de toute la troupe, ou de toute la flotte, & que notre raifonnement & nos confeils peuvent faire pancher la balance, plutôt par autorité, ou par le rang que nous tenons, que par raifon, il eft très-imprudent, & même très-fou, de fe faire des profelytes pour fon fentiment. Il faut que chacun fe mêle de fa profeffion. Voici pourtant les Chefs principaux d'une armée navale menacez d'une tempête, qui fans aucune connoiffance de la mer, & fans la moindre expérience, s'ingérent de contrepointer leurs Pilotes, qui prévoient qu'il ne fait pas bon fur ces parages. Ils s'imaginent que la mer, fur laquelle ils voguent par un beau frais, ne fauroit tourner au mauvais, parce qu'ils n'en voient aucun figne; & cependant les confeils des Pilotes font comptez pour rien. Ils propofent de courir à un abri, & de changer de route; ils ne font pas

Ce

écoutez, comme fi le fuffrage d'un feul, qui a couru la mer toute fa vie, n'étoit pas d'un plus grand poids que celui d'une multitude d'ignorans,' qui n'ont jamais étudié ni pratiqué le métier. La tempête furvient, voilà tous leurs beaux raifonnemens & leurs décifions qui tombent par terre. J'ai fait un naufrage fur la mer Baltique, fur un vaiffeau affez richement chargé, qui appartenoit à M. Oguer, fur lequel il avoit un parent qui en étoit comme le Capitaine. Il voulut contrefaire le marin & l'habile homme, & ordonner de fa tête, il nous fit périr. Combien a-t-on vû de ces fortes de cervelles caufer la perte des armées fur l'un & l'autre élément ? Un Amiral qui n'entendra pas un mot de la marine, voudra s'en mêler, & paroître plus habile que fon Pilote: celui-ci n'en croira rien; mais les ignorans le croiront. Le Pilote n'eft qu'un Pilote qui commande à quelques matelots, & l'autre le Chef de toute l'armée: donc celui-ci eft le plus habile. Cet argument n'est-il pas bien concluant ?

Dans la fcience des grandes manœuvres, je parle ici de la tactique navale, il n'eft que trop ordinaire de voir le Pilote & le fimple Officier plus habile que fon Amiral; ce qui n'est pas fi commun fur terre. Il faut donc s'en tenir, & ajouter plus de foi aux confeils de ceux qui ont plus de théorie & une plus grande pratique que nous n'en avons nous-mêmes, qui décidons fouvent un peu trop légérement. On a fur mer plus befoin de cette derniére que fur terre, en fuppofant la guerre fondée fur les anciens principes, qui font perdus, & non telle qu'elle est aujourd'hui. Car elle n'eft plus qu'une routine trèsfuperficielle, à la referve des marches, que le favant Général Puyfegur, un des plus profonds Officiers d'infanterie de nos jours, a réduites en prin cipes & en fyftême.

Les Romains n'avoient aucune théorie, & encore moins de pratique dans l'art de naviguer, au contraire des Phéniciens, des Rhodiens, des Athéniens & des Carthaginois, comme je l'ai dit ailleurs. Ils n'entendirent jamais cet art. Leurs fréquens naufrages, qui font à peine concevables, en font une très-forte preuve. C'eft une chofe tout à fait furprenante de voir le nombre de flottes qu'ils perdirent par les tempêtes dans cette pre

Ce ne fut pas tant la fortune que les Chefs qui en furent caufe. Les Pilotes avoient fouvent affuré qu'il ne falloit pas voguer le long de cette côte extérieure de la Sicile, qui regarde la mer d'Afrique, parce qu'elle eft oblique, & que d'ailleurs on n'y peut aborder que très-difficilement: de plus que des deux conftellations contraires à la navigation, Orion & le Chien, l'une n'étoit pas encore paffée, & l'autre commençoit à paroître. Mais ces Chefs ne voulurent rien écouter, dans l'efpérance qu'ils avoient que les villes qui font fituées le long de la côte, épouvantées par la terreur de leur dernier fuccès, les recevroient fans réfiftance. Leur imprudence leur coûta cher, ils ne la reconnurent que lorfqu'il n'étoit plus tems.

Tel eft en général le génie des Romains. Ils n'agiffent jamais qu'à force ouverte. Ils s'imaginent que tout ce qu'ils fe proposent doit être conduit à fa fin, comme par une espèce de néceffité, & que rien de ce qui leur plaît n'eft impoffible. Souvent à la vérité cette politique leur réuffit: mais ils ont auffi quelquefois de fâcheux revers à effuier, principalement fur mer. Ailleurs comme ils n'ont affaire que contre des hommes, & des ouvrages d'hommes, & qu'ils n'usent de leurs forces que contre des forces de même nature, ils le font pour l'ordinaire avec fuccès, & il eft rare que l'éxécution ne réponde pas au projet: mais quand ils veulent, pour ainfi dire, forcer les élémens à leur obéir, ils portent la peine de leur témérité. C'eft ce qui leur arriva pour lors, ce qui leur eft arrivé plufieurs fois, & ce qui leur arrivera, tant qu'ils ne mettront pas un frein à cet efprit audacieux, qui leur perfuade que fur terre & fur mer tout tems doit leur être favorable.

Palerme

par les

mains.

Le naufrage de la flotte des Romains, & la victoire gagnée par ter- Prife de re fur eux quelque tems auparavant, aiant fait croire aux Carthaginois qu'ils étoient en état de faire tête à leurs ennemis fur mer & fur terre, Roils se portérent avec plus d'ardeur à mettre deux armées fur pied. Ils envoient Afdrubal en Sicile, & groffiffent fon armée des troupes qui étoient venues de Héraclée, & de cent quarante éléphans. Ensuite ils équipent deux cens vaiffeaux, & les fourniffent de tout ce qui leur étoit néceffaire. Afdrubal arrive à Lilybée fans trouver d'obstacle, il y éxerce

miére guerre Punique, lorfque les Carthaginois, qui les éprouvoient en même tems, ne périffoient pas. La hardieffe doit être tondée fur la fcience, pour fe garantir du reproche de témérité & d'inconfidération. Mais voici ce qui furprendra davantage, & qu'on auroit de la peine à concevoir, fi notre Auteur & les autres Grecs plus anciens ne nous avoient tirez d'embarras. On demande comment, par quels moiens, & par quelle puiffance Rome a pû relever fi fouvent fa marine, ruinée & réduite à rien par des naufrages les plus épouvantables, & les plus affreux dont on ait jamais oui parler? Cela femble prefque incroiable: je ferai Tom. I.

les

voir en fon lieu, que ce qui paroît au-deffus de
toute créance n'eft pas faux, & que les expédiens
que les Romains emploiérent pour dreffer de nou-
velles flottes font tout ce qu'on peut imaginer de
plus fage, de plus fenfe, & de moins à charge à
la République. Si quelqu'un fe fût avifé de propo-
fer cette méthode en France dans la derniére guer-
re de 1701, il nous eût épargné bien des maux,
& nous euffions coulé bas, & renversé tous les
projets des Alliez contre nous; car qui eft maître
de la mer, l'eft de la terre: Periclés l'avoit dit
longtems avant Pompée, qui n'étoit pas un trop
habile faifeur de maximes.

X

les éléphans & les foldats, & fe dispose ouvertement à tenir la campagne. Ce fut avec beaucoup de douleur que les Romains apprirent le naufrage de leurs vaiffeaux, par ceux qui s'en étoient échapez. Mais ce malheur ne leur abattit pas le courage; ils firent conftruire de nouveau deux cens vingt bâtimens, & ce que l'on aura peine à croire, en trois mois cette grande flotte fut prête à mettre à la voile. Elle y mit en effet fous le commandement des deux nouveaux Confuls A. Attilius & C. Cornelius. Le détroit traverfé, ils reprennent à Meffine les reftes du naufrage, cinglent vers Palerme, & mettent le fiége devant cette ville, la plus importante qu'aient les Carthaginois dans la Sicile. On attache des travailleurs à deux côtez, puis on fait jouer les machines. La tour fituée fur le bord de la mer s'écroule aux premiers coups, les foldats montent à l'affaut par cette bréche, & emportent de force la nouvelle ville. L'ancienne courant rifque de fubir le même fort, leur fut livrée par les habitans. Les Romains y laifférent une garnison, & retournérent à Rome.

LR

CHAPITRE I X.

Autre tempéte funefte aux Romains. Bataille de Palerme.

'Eté fuivant les Confuls C. Servilius & C. Sempronius, à la téte de toute la flotte, traverférent la Sicile, & pafférent jufqu'en Afrique. Rafant la côte, ils firent plufieurs defcentes, mais qui aboutirent à peu de chose. A l'Ifle des Lotophages appellée Ménix, & peu éloignée de la petite Syrte, leur peu d'expérience penfa leur être funefte. La mer s'étant retirée, laiffa leurs vaiffeaux fur des bancs de fable. Ils ne favoient comment se tirer de cet embarras. Mais quelque tems après, la mer étant revenue, ils firent le jet, foulagérent un peu leurs vaiffeaux, & se retirérent, à peu près comme s'ils euffent pris la fuite. Arrivez en Sicile, ils doublérent le cap de Lilybée, & abordérent à Palerme. De là paffant le détroit, ils cingloient vers Rome, lorfqu'une horrible tempête s'élevant leur fit perdre cent cinquante vaiffeaux. De quelque émulation que les Romains fe piquaffent, des pertes fi grandes & fi fréquentes leur firent perdre l'envie de lever une nouvelle flotte, & fe bornant aux armées de terre, ils envoiérent en Sicile Lucius Cecilius & Cn. Furius, avec les légions, & foixante vaiffeaux feulement pour le tranfport des vivres. Les malheurs des Romains tournérent à l'avantage des Carthaginois, qui reprirent fur la mer la primauté que les premiers leur avoient difputée. Ils comptoient auffi beaucoup, & avec raison fur leurs troupes de terre. Car les Romains, depuis la défaite de leur armée d'A

t

C

LIVRE I. CHA P. IX.

163

frique, (a) s'étoient fait des éléphans une idée fi effraiante, que pen-
dant les deux années fuivantes qu'ils campérent fouvent dans les cam-
pagnes

(a) Ils s'étoient fait des éléphans une idée fi ef-
fraiante. La victoire de Palerme, que les Ro-
mains remportérent fur les Carthaginois, caufa
moins de joie à Rome que la défaite de leurs élé-
phans. Ils s'en étoient fait une idée d'autant plus
terrible & plus effraiante, que la défaite de l'armée
de Régulus en Afrique venoit uniquement de ces
animaux, qui rompirent fon infanterie, & lui
pafferent fur le corps. Dans cette derniére Céci-
lius eut l'adreffe de les détourner, & de les pouf
fer contre l'ennemi lui-même, & fit voir à fes
foldats que ces animaux n'étoient pas fi redouta-
bles qu'ils fe l'étoient imagine, & qu'il n'étoit pas
fi difficile de leur faire changer de parti. Cecilius
ne fut pas le premier qui fit voir que les éléphans
pouvoient aufli-bien nuire que fervir. Les Romains
n'avoient peut-être pas oublié que Pyrrhus avec
fes éléphans, avoit eu le fort d'Afdrubal, dans la
feconde bataille qu'il donna contre le Conful Fa-
bricius: & s'ils ne firent pas tant de défordre,
c'eft qu'il y en avoit beaucoup moins. Il y a une
infinité d'exemples dans l'Hiftoire, qui font affez
voir qu'il n'y avoit pas trop à fe fier à de telles bê-
tes; car l'éléphant le mieux inftruit, dit Céfar,
peut autant nuire aux fiens qu'aux autres dans le
combat. Il y avoit bien d'autres moiens que celui
de Cecilius, & bien plus fimples pour les repouf-
fer; témoin le porc d'Edeffe, dont nous parlions
il n'y a pas longtems. Dans la bataille donnée près
de Canufe entre Annibal & Marcellus, les légions
étant effraiées des élephans qu'Annibal avoit fait
ranger au front de fa phalange, un Tribun enfon-
ça la hampe de fon enfeigne dans le corps d'un,
culbuter les autres.
& cela fuffit pour

par

J'admire dans cette action la conduite du Con-
ful Cecilius. Il feint d'avoir grand peur de ces
animaux. Il étoit campé près de Palerme, il lé-
ve fon camp fur l'avis qu'Afdrubal marchoit à lui
pour le combattre, & fe jette dans cette place,
foit
la crainte des éléphans,
foibleffe, foit par
dont la multitude l'épouvantoit; ce qui ne feroit
pas incroiable: ou foit enfin qu'il eût prémédité
la rufe dont il fe fervit, & qu'il fallût pour réuf-
fir dans fon deffein qu'il ufât d'une peur fimu-
lée, pour obliger l'ennemi de paffer la riviére,
& le faire donner dans le piége par ce coup d'im-
prudence; car la riviére couloit tout auprès des
murs de la ville: je crois qu'il n'étoit pas plus
de la prudence en ce tems-là de hazarder une
affaire fous les machines, & fous les armes de
jet d'un rempart, qu'en celui-ci fous le feu de
nos canons & de nos fufils. Lorsqu'une armée
fe trouve obligée de s'enfermer dans une ville, on
croit plutôt que c'eft par la crainte qu'on a de nos
forces que pour tout autre deffein. Ôn marche a-
vec moins de précaution, on s'en approche fans
rien craindre du défavantage du terrain où l'on fe

pofte, parce qu'on ne croit pas l'ennemiassez har
di pour fortir, & ofer tenter le moindre engage-
ment. Et pendant que l'on fe croit le plus en iû-
reté contre un coup d'éclat, on le voit tout d'un
coup paroître, & l'on a affaire à toute une armée
lorsqu'on ne croit avoir affaire qu'à quelques ef-
carmoucheurs. Il eft rare qu'un Général rempli de
l'opinion de fes forces, & de fon courage, ne
tombe dans quelque défaut : & cette opinion où
il eft que l'ennemi a très-grand peur, le fait aller
Il voit peu de monde au déhors, il
plus avant.
expofe quelques troupes, qu'il fait foutenir par un
grand corps, & fouvent par toute fon armée en
bataille, pour donner plus de terreur & morguer
fon ennemi, comme fit Afdrubal. Il n'y a rien
à gagner là lorsqu'on a affaire à des hommes com-
me un Cecilius; on fait tuer du monde, & au
guerre il
bout du compte tout cela ne nous mène à rien
s'il ne nous conduit à notre perte. A la
faut avoir un but, ne rien hazarder qui n'ait quel-
que fin folide. On voit des murailles bordées de
toutes fortes d'armes de jet, & quelques troupes
en dehors qui s'en trouvent protegées, ou toutes
prêtes de l'être, fi elles font repouffées, elles ont
différentes retraites pour s'échaper & pour difpa-
roître. On ne voit pas tout ce qui fe paffe dans
la ville, ou dans un foffe fec, ou dans un chemin
couvert, & l'un & l'autre peuvent être remplis de
troupes, & toutes prêtes à fortir par une infinité
d'iffues. L'ennemi peut-il s'appercevoir de cela,
& que celui qui fembloit tantôt défaillir de peur
reviendra de fon épouvante? Car l'occasion eft un
élixir, très-puiffant pour changer la crainte en
audace, & ce changement eft de tous le plus re-
doutable. Afdrubal arrive devant Palerme, passe
la riviére, fe met en bataille en deçà dans un très-
bon ordre, j'y confens: quelques troupes fortent
de la ville, je le veux auffi; il les fait attaquer par
fes éléphans, foutenus de toute la ligne: voilà qui
eft le mieux du monde; elles font repouffées, il
n'y a pas dequoi s'en faire fête, on les verra bien-
tôt revenir & recommencer une même manœu-
vre. Voilà un amusement, on ne peut s'imaginer
que cela puiffe devenir férieux, le Général & tou-
te fon armée le penfent ainfi, l'efcarmouche grof-
fit, on s'échauffe, on fe pique enfin au jeu, &
l'affaire devient générale fans l'avoir crû.

Cecilius n'est pas fans doute le premier qui nous fournit un tel éxemple, bien d'autres qu'Afdrubal y ont été attrapez: il y a une infinité de ces fortes de bons tours dans l'Hiftoire; mon Auteur nous en fournit un affez bon nombre; car dès l'entrée de fon ouvrage, il ouvre la fcéne par un ftratagême de cette nature, quoiqu'il ne foit pas tout à fait femblable dans fes circonftances; mais feulement dans la fin, qui eft une fortie générale de toute une armée enfermée dans une place. Les

Ro

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