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génies extraordinaires, que la nature ne produit que lorfqu'elle veut fignaler tout fon pouvoir, nous nous bornons aux hommes moins rares. Céder toujours le terrain pour éviter un engagement, ce n'eft pas entendre la guerre. Couvrir un certain païs qu'il nous eft important de conferver, & abandonner l'autre qui nous l'eft moins, & qui réduit l'ennemi à fort peu de chofe, c'eft beaucoup contre des forces devant lesquelles tout autre n'oferoit fe montrer; mais un grand Capitaine va plus loin, il conferve le tout, il couvre fes places, il empêche que l'ennemi n'attente fur aucune, il le tient perpétuellement en cervelle, & fur une ligne de frontiére toujours parallele, fans qu'il puiffe en outrepaffer les bornes, & s'ouvrir un paffage dans le païs. C'est ce qu'on ne voit pas fort communément, & c'eft ce qu'on ne remarque pas même dans Fabius Maximus, qu'on appelloit par dérifion le pédant d'Annibal; non fans quelque fondement puifque celui-ci l'aiant toujours en queue, n'en étoit pas pour cela moins heureux dans fes entreprises, & il ne paroît pas que le Romain l'ait jamais arrêté dans aucun endroit : il n'étoit tout au plus qu'incommode.

Il s'agit donc d'occuper des poftes avantageux dans une défenfive. Or on ne les rencontre pas toujours dans les païs ouverts & coupez; mais on les trouve dans ceux de montagnes, & tels que celui où les Romains & les Carthaginois fe campérent. Dans ces fortes de guerres, comme dans prefque toutes les autres, la péle & la pioche font la reffource des foibles, ou de ceux qui ne veulent rien hazarder. Ce font les feules armes avec lesquelles l'on fe défend, & les plus falùtaires pour empêcher l'effet des autres. L'on fe retranche & l'on fe met en état de ne rien craindre d'un coup de main. S'il n'y avoit que cela à faire, le Général d'intelligence courte en feroit bien tout autant que le plus habile; mais il y a bien au-delà.

La fcience des poftes eft une des plus grandes parties d'un Chef d'armée, & peutêtre la moins connue. Le Général Staremberg nous a fait voir admirablement qu'il la poffédoit dans toute fon étendue. Se terrer dans un camp, & s'y enfoncer jufqu'aux oreilles comme un taupe, fans penfer à rien au-delà du pofte que l'on occupe, c'eft être taupe, & rien davantage: fi le pofte n'eft pas important, ou s'il peut être tourné par des revers qui ne font que trop ordinaires dans les païs de montagnes, il eft très-défagréable de se voir laiffé là par l'ennemi, & très-honteux de s'y être fié. 11 faut donc que celui qui s'établit dans ces fortes d'endroits, puiffe communiquer d'une vallée à l'autre, & former une bonne ligne de communication, & l'étendre auffi-loin qu'il peut. Car fi l'ennemi court & longe fa paralléle pour tâcher de pénétrer l'autre, il faut que celui qui lui eft oppofé fe mette en état de courir & de longer la fienne, de lui faire face, & d'arriver aux autres poftes fort peu avant fon ennemi, qui pourroit bien lui donner le change par une contre-marche. Il faut une vigilance extraordinaire, & une connoiffance parfaite du païs que l'on défend, pour en empêcher l'entrée, & disputer le terrain contre un ennemi plus fort, qui n'a garde de perdre aucun tems; il eft pourtant bon de rendre tout à fait inutile fa vigilance, comme fit le Conful Romain contre Amilcar, qui faillit à lui faire perdre patience.

Ces deux habiles Généraux avoient chacun un avantage qui les difpenfoit des inquiétudes ordinaires à ceux qui peuvent être tournez. Ils ne pouvoient agir que par une tête; car bien que Polybe ne le dife pas, il eft aifé de le comprendre par leurs mancuvres & par leur conduite; ce qui eft fâcheux à celui qui veut pénétrer & paffer outre, & qui ne le peut que par le front qu'on lui oppofe. Cela paroît dans la façon de faire la guerre du Carthaginois, qui n'étoit pas toujours la même, & qu'il changeoit felon les occafions; le Conful ne varioit pas moins la fienne, s'il falloit attaquer ou fe défendre. Toute cette guerre fe paffa de la forte, en attaques & en défenfes réciproques; mais Barcas, plus que l'autre, fit voir par fa conduite, qu'un Capitaine excel

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lent

lent attend bien moins les occafions qu'il ne les fait naître dans un païs difficile & fcabreux, qui prête à la rufe & à l'artifice, & qui nous fournit mille moiens de changer une défenfive craintive en apparence, pour endormir l'ennemi, qui fe néglige par une vaine confiance, en une offenfive audacieufe & ouverte, & de revenir enfuite à l'autre, fi le fuccès n'a pas répondu à nos espérances.

Un Général qui à en tête un ennemi qui l'arrête dans fes deffeins, doit en tenter de nouveaux, & même de ceux qui paroiffent infurmontables; parce qu'en agiffant, on découvre des expédiens qui demeureroient toujours inconnus, fi l'on reftoit fans rien tenter & fans rien faire. Barcas fe conduifit felon ce principe pendant toute cette guerre d'Eryce, cela eft affez ordinaire dans un païs de poftes & de chicanes, entre deux Généraux habiles & éclairez.

Nous prions le lecteur de faire attention à ce paffage de notre Auteur, qui nous femble remarquable, & où il fait la description du païs où les deux armées camperent. On ne peut approcher de cette montagne, dit-il, que par trois endroits, dont deux font du côté de la mer, & tous les trois fort difficiles: il falloit qu'Amilcar fût auffi intrépide qu'il l'étoit pour venir fe camper dans ce dernier. Celui-ci étoit donc le plus difficile & le plus défavantageux; mais Polybe penfe-t-il bien à ce qu'il dit? N'étoit-ce pas celui qu'il falloit qu'il prît néceffairement? Pouvoit-il, fans une très-grande imprudence, & fans folie, fe camper du côté de la terre, puifqu'il ne pouvoit tirer fes vivres que de celui de la mer? Il falloit fe conferver Eryce & fon port (2), ce parti étoit donc le plus fage & le plus prudent.

d'un

Notre Auteur ne nous explique pas la fituation des deux camps ennemis, & les poftes qu'on occupoit de part & d'autre. Il ne faut pas douter un feul inftant que les Carthaginois ne campaffent entre la montagne & la mer, où ils affirent leur camp (3), & où ils fe fortifiérent contre les Romains (4), & par cette pofition ils couvroient Eryce; mais ce n'eft pas là où je veux aller: d'où vient qu'il regarde cette résolution de Barcas, comme celle d'un homme qui paffe les bornes d'une intrépidité réglée, homme qui hazarde tout & met tout en rifque? Il dit deux ou trois pages après, que les forces des deux partis étoient égales. Or un Général qui entre dans une guerre contre un ennemi qui lui oppofe des forces égales aux fiennes, n'eft pas plus intrépide que l'autre qui lui réfifte. Il marche à lui & fe campe tout auprès: cela marque feulement un homme de courage. Le Conful Romain en avoit-il moins, s'il l'attend dans fon pofte, & n'en branle pas? Je vois bien ce que l'Auteur entend fans nous le dire, quoique deux lignes euffent fuffi pour cela. Il tire l'intrépidité d'Amilcar du défavantage de fon pofte, & de ce qu'il a ofé porter la guerre dans un païs très-avantageux aux Romains, & engagé une infinité de combats contre une armée égale à la fienne, mais plus forte par la fituation des lieux, & au voifinage d'une autre, d'où le Conful pouvoit tirer une infinité de fecours; au lieu que Barcas n'en recevoit qu'avec peine de la mer, & que le falut ou la perte de fon armée dépendoit des forces navales des Carthaginois : car dès qu'ils eurent été battus fur mer, il fe vit bloqué par la flotte Romaine, réduit dans la néceffité de toutes chofes, & contraint de faire la paix. Voilà le fujet du terme d'intrépide qu'on peut accorder au Général Carthaginois, avec beaucoup de raison & de justice.

L'avantage du pofte d'une armée sur l'autre, quoique toutes les deux foient égales en nombre de troupes, fait donc une très-grande difproportion. Il eft auffi hors de doute qu'un Général, très-fupérieur à fon ennemi, mais mal-habile, eft plus foible que l'autre qui lui oppofera, je ne dis pas un plus grand courage, car je le fuppofe égal, mais l'expérience & l'habileté.

Peut-être que Barcas eût pû choisir un pofte plus avantageux en fe campant du côté

de

de la terre, mais il fe fût trop éloigné de la mer & du port, qu'il lui importoit de couvrir. Pour fe l'affurer, il falloit qu'il établit fon camp de telle forte qu'il fit front aux Romains, & qu'il confervât fes derriéres dans un païs tout ennemi, où il n'avoit aucune place, & dont la feule qui reftoit aux Carthaginois en Sicile, étoit investie & affiégée par une puissante armée.

§. VI.

Quels étoient les deffeins de Barcas dans cette guerre d'Eryce. Que les païs de montagnes & de défilez, où l'on ne peut donner que par une tête, font les plus favorables pour tirer la guerre en longueur.

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A négligence du Conful Romain fit la gloire du Général Carthaginois; car s'étant rendu maître d'Eryce par infulte ou par furprise, il remarqua que le païs aux environs étoit très-commode pour le deffein qui lui vint en tête de fecourir Lilybée, ou que s'il tentoit inutilement de le mettre à fin, il tireroit du moins la guerre en longueur, & retarderoit la prife de la place. Pour réuffir dans une entreprise de cette importance, il jugea qu'il falloit s'approcher à une très-petite diftance du camp des Romains avantageufement poftez, quoiqu'il s'apperçût qu'il ne feroit pas fi à fon aife dans celui qu'il vouloit occuper. Il fuppléa à ce défaut par de bons retranchemens dont il fe couvrit, & ne craignant rien pour fes derriéres, il mit toute fon attention à ce qu'il pouvoit craindre fans ceffe de la hardieffe & de l'audace du Conful, qui s'augmentoit par le voifinage de l'armée campée devant Lilybée. Il fe détermina donc à cette grande entreprise, fe fouciant peu de rifquer fon armée dans un tems & dans une fituation, où peu s'en falloit que Carthage n'eût plus rien à perdre en Sicile; au lieu qu'il y avoit beaucoup à espérer du tems & de l'occafion: outre que les avantages que Carthalon venoit de remporter par la défaite des deux flottes Romaines, l'animoient à un deffein fi hardi, dont le fuccès n'étoit pas fans fondement. Il fuffit de tenter d'abord quelque action d'éclat, elle nous méne quelquefois à l'éxécution de plufieurs autres qui naiffent de la premiére; fans compter qu'on reconnoît alors l'efprit & le caractére du Général que l'on a en tête, & que l'on agit felon cette connoiffance, ce qui n'est pas un petit avantage. Car il eft des Généraux d'armées comme des Auteurs. On juge du génie, des mœurs, des inclinations, du favoir, ou de l'ignorance de ceux-ci par leurs écrits, & d'un Général par fes actions. Une campagne fuffit à un Antagoniste habile & clairvoiant, pour difcerner le bon du mauvais. On juge s'il eft brave & hardi par ce qu'on voit qu'il peut faire, & qu'il fait effectivement; s'il eft lache, par ce qu'il craint d'entreprendre; s'il eft habile & courageux, par les deffeins qu'il éxécute, par fa réfiftance à ceux que l'on tente fur lui, par fon attention à fe prévaloir des fautes de fon ennemi, par fa vigilance à prendre les devans pour s'empê cher d'être furpris; s'il eft négligent & pareffeux, par les avantages qu'il laiffe prendre fur lui, ou qu'il manque lui-même de gagner faute d'éxactitude & de diligence; s'il a coup d'œil, par la fituation des poftes qu'il cherche & qu'il occupe; s'il eft hardi & audacieux, par la difficulté des entreprises dont il fe charge, & dont il vient à bout; s'il eft téméraire, par fon opiniâtreté à vouloir forcer les obftacles les plus infur

le

montables.

On peut reconnoître par l'idée que l'Auteur nous fournit de la guerre d'Eryce, & par ce qu'il nous apprend, environ quatre ans après, de celle des rebelles d'Afrique, qu'Amilcar fut un des plus grands Capitaines de l'antiquité; car s'il a fuivi la même méthode dans celle-ci que dans l'autre, fe peut-il rien voir, ni rien imaginer de plus

mer

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merveilleux & de plus achevé dans la fcience des armes? Ce qu'il y a de bien furprenant, c'eft qu'aucun de nos Auteurs militaires, pas même le Prince Henry de Rohan & Montécuculi, tous les deux très-profonds, très-habiles & très-grands Capitaines, n'ait fait mention des actions de cet homme célébre; à peine leur eft-il connu, & je doute qu'il l'ait jamais été aux autres. Grand fujet d'étonnement encore, qu'aucun ne fe foit encore avifé de nous donner du moins une idée de cette efpéce de guerre, qui confifte dans les poftes & dans les chicanes, & qui eft peut-être la feule dans l'art militaire qui faffe mieux connoître le mérite & le courage d'un Général d'armée. Les deux que je viens de nommer, l'ont cependant pratiquée eux-mêmes: mais il s'en faut bien qu'ils l'aient fuivie & pouffée auffi-loin que cet habile Carthaginois. Ce n'eft pourtant pas qu'ils n'aient eu des Antagonistes dignes d'eux. Au moins le dernier n'a pas lieu de fe plaindre à cet égard. Jamais Général n'a été plus privilégié de ce côté-là. Comme il doit à M. de Turenne les progrès qu'il a faits dans la fcience de la guerre, il lui doit auffi toute fa gloire. Car ce qui nous illuftre, ce qui fait paroître tout notre favoir, c'eft lorfque nous avons en tête des Généraux d'une intelligence, finon égale à la nôtre, du moins qui en approche de fort près; à plus forte raifon lorfque l'on a un Turenne. Il eft aifé de reconnoître que le Carthaginois l'emportoit fur le Romain en ftratagêmes, en fcience & en expérience: celui-ci fe trouvoit fupérieur par le voisinage de l'armée de Lilybée, & par les avantages des poftes qu'il occupoit; l'autre malgré cela le roula de tant de fortes de maniéres, & avec un tel art, qu'il le réduifit à l'extrémité. Je ne fai fi l'on peut excufer la négligence & le peu de prévoiance du Général Romain, qui occupoit non feulement le haut de la montagne (5), d'où l'on pouvoit découvrir toute la campagne aux environs, & voir tout ce qui fe paffoit dans le camp Carthaginois; mais encore la ville (6), qui étoit fituée fur la pente de la montagne, où le Conful avoit fa droite, & qui lioit la communication avec les troupes qui étoient poftées fur le fommet ; ce qui formoit une ligne depuis la mer jufqu'à la cime de la montagne. Tout cela tenoit Barcas dans une perpétuelle inquiétude, & dans cette attention incommode que donnent la crainte & la néceffité d'être perpétuellement fur fes gardes, ne pouvant tenter que par une tête, comme nous l'avons déja remarqué, & ne voiant aucun jour ni la moindre apparence d'entreprendre fur ceux qui étoient plantez fur le fommet du mont, à caufe de fon affiette avantageufe, quoiqu'il fût le fujet du pofte & du campement de Barcas; il reconnut bientôt l'impoffibilité de s'en rendre le maître, & d'en gagner la croupe, tant que les Romains communiqueroient par la ville, qu'ils avoient à leur droite. Il vit bien que s'il pouvoit s'en faifir, il feroit peut-être en état couper les vivres à ceux d'en haut, & de refferrer ceux d'en bas à leur flanc droit, tandis qu'il les tiendroit en refpect fur tout leur front, de leur ôter par là tout deffein fur fon camp, & peut-être d'obliger le Conful, par la prife de la ville, à quitter par-. tie, à lui abandonner le païs, & à joindre l'armée du fiége. S'il eût réuffi dans cette entreprise, il coupoit la gorge à ceux qui étoient au camp de Lilybée, en leur rompant la communication du païs, & des villes d'où ils recevoient leurs vivres. Ce deffein étoit véritablement grand, & d'un guerrier de fa force, & d'autant plus admirable, que les Romains n'avoient plus d'autre reffource pour fubfifter que celle de la mer. Pour peu que Carthage augmentat fes forces navales, il étoit moralement impoffible que l'armée du fiége pût éviter fa ruine, que par deux actions, générales, l'une de mer & l'autre de terre, dont le fuccès étoit très-incertain & très-douteux. Encore une fois, je ne vois rien de plus grand & de mieux penfé que ce que cet excellent Chef de re s'étoit réfolu de faire. Peu s'en fallut qu'il ne réuffit: en effet il furprit la ville qui guerétoit fur la pente de la montagne, mais inutilement, tenta-t-il d'en gagner le faîte, & encore plus inutilement le camp du Conful, qui avoit ajouté fans doute à l'avantage de

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