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les vaiffeaux ennemis, la présence des Généraux qui combattoient à leur tête, & fous les yeux defquels ils brûloient de fe fignaler, ne leur infpiroient pas moins de confiance qu'en avoient les Carthaginois. Tel étoit le choc de ce côté-là.

En même tems Hannon, qui au commencement de la bataille commandoit l'aîle droite à quelque distance du reste de l'armée, vient tomber fur les vaiffeaux des Triaires, & y jette le trouble & la confufion. Les Carthaginois qui étoient proche de la terre, quittent aussi leur pofte, fe rangent de front oppofant leurs proues, & fondent fur les vaiffeaux qui remorquoient, ceux-ci lâchent auffi-tôt les cordes, & en viennent aux mains: de forte que toute cette bataille étoit divifée en trois parties, qui faifoient autant de combats fort éloignez l'un de l'autre. Mais parce que felon le premier arrangement les parties étoient d'égales forces, l'avantage fut auffi égal, comme il arrive d'ordinaire lorfqu'entre deux partis les forces de l'un ne cédent en rien aux forces de l'autre. Enfin le corps que commandoit Amilcar ne pouvant plus résister, fut mis en fuite, & Manlius attacha à ses vaiffeaux ceux qu'il avoit pris. Régulus vient au fecours des Triaires & des vaiffeaux de charge, menant avec lui les bâtimens de la feconde flotte qui n'avoient rien fouffert. Pendant qu'il eft aux mains avec la flotte de Hannon, les Triaires qui fe rendoient déja reprennent courage, & retournent à la charge avec vigueur. Les Carthaginois attaquez devant & derriére, embaraffez & envelopez par le nouveau fecours, pliérent & prirent la fuite.

Sur ces entrefaites Manlius revient, & apperçoit la troifiéme flotte aculée contre le rivage par les Carthaginois de l'aile gauche. Les vaiffeaux de charge & les Triaires étant en fûreté, ils fe joignent Regulus & lui, pour courir la tirer du danger où elle étoit, car elle foutenoit une efpéce de fiége, & elle auroit peu réfifté, fi les Carthaginois par la crainte d'être accrochez, & de mettre l'épée à la main, ne fe fuffent contentez de la refferrer contre la terre. Les Confuls arrivent, entourent les Carthaginois, & leur enlévent cinquante vaiffeaux & leur équipage. Quelques-uns aiant viré vers la terre, trouvérent leur falut dans la fuite. Ainfi finit ce combat en particulier. Mais l'avantage de toute la bataille fut entiérement du côté des Romains. Pour vingt-quatre de leurs vaiffeaux qui périrent, il en périt plus de trente du côté des Carthaginois. Nul vaiffeau équipé des Romains ne tomba en la puiffance de leurs ennemis, & ceux-ci en perdirent foixante-quatre.

O B.

OBSERVATIONS

Sur les deux combats de Tyndaride.

§. I.

Fautes de part & d'autre.

Oici un Général qui commet dès l'entrée une lourde faute, qui fe trouve tout auffi-tôt fuivie d'un échec très-mortifiant. Les Anciens appelloient ces fortes de débuts, Errare à limine. On peut bien s'imaginer qu'un Général qui fait un pas trèsdangereux dès le feuil de la porte, ne fauroit aller fort loin fans boiter tout bas. Cela arrive dans prefque toutes les affaires du monde, de petite ou de grande importance: je dis prefque, car dans celles de la guerre, qui que ce foit ne reconnoît un tel partage. Tout eft grand, rien de médiocre. Il n'y a point de milieu dans les fautes, il n'en fut jamais de petites. Elles naiffent les unes des autres, elles vont toujours croiffant fi prodigieufement vite, que fi le reméde ne fuit avec la même rapidité, on ne peut éviter sa ruine. Le Général Romain y couroit à grand pas, & fa faute devenoit irréparable, s'il eût eu en tête un ennemi plus habile & moins négligent à poursuivre fes avantages.

Polybe nous apprend la fource & l'origine de la difgrace du Conful; il l'attribue à la trop grande opinion qu'il avoit du courage & de la hardiefle de fes troupes, beaucoup plus encore à fa préfomption, & au mépris qu'il faifoit de fon ennemi. Il nous fait encore remarquer que celui-ci ne penfoit pas moins défavantageufement de fon antagonifte, & que le mépris de l'un n'étoit pas moins bien fondé que celui de l'autre.

Nous ignorerions encore le nom du Général qui commandoit l'armée Carthaginoife, fi l'Auteur ne nous l'avoit appris dans la bataille d'Ecnome, qui fuivit de fi près les deux combats de Tyndaride. On y voit que le Chef de l'aile gauche étoit ce même Amilcar, qui avoit déja commandé au combat donné à Tyndaride. Il n'arrive que trop fouvent à notre Auteur de tomber dans un défaut d'éxactitude, qui mérite quelque reproche, & auquel les Anciens étoient peu fujets: c'eft qu'il n'écarte pas feulement le nom des Officiers Généraux qui ont commandé à une aîle ou à un centre, ou qui ont eu part à la gloire ou à la honte d'un combat: mais encore le nom du Chef fous les ordres duquel ils avoient combattu. Une action fi remarquable étoit-elle fi peu de chofe, que nous dûffions ignorer qui étoit l'Amiral de la flotte Carthaginoife? Qui auroit jamais penfé de le trouver en tout autre endroit que là où il devroit être, pendant que l'Hiftorien n'oublie pas le nom du Vice-Amiral, qu'il ne nous importe guéres de favoir, & qui n'arriva qu'après l'affaire finie?

Il fe paffe ici deux combats auffi peu décififs l'un que l'autre, mais, qui ne laiffent pas d'être très-confiderables. L'Auteur n'en paffe aucune des circonftances néceffaires, & il les accompagne même de quelques remarques pour l'inftruction des gens de guerre.

J'admire Régulus, auquel il prend une boutade qui orneroit fort ces fortes de Romans, où les Héros font les plus grandes folies, mais qu'on ne fauroit trop blâmer dans

dans un Général d'armée: quand même cette hardieffe inconfidérée auroit eu un fuccez auffi heureux, qu'il fut trifte & honteux pour lui.

Il faut avouer qu'un Général qui a des forces fuffifantes pour combattre fon ennemi, & qui s'avance fur lui avec la moindre partie par un trop grand délir de vaincre, commet une imprudence très-grande. C'eft celle du Général Carthaginois; mais celle du Romain eft-elle moins grande? Ne fait-il pas voir ici & en Afrique, où nous le verrons bien-tôt, qu'il étoit un de ces hommes qui s'imaginent que le courage feul fuffit pour remplir le devoir d'un Général. A peine eft-il informé que l'ennemi paroît, que fon impatience le tranfporte. Il donne ordre aux troupes de s'embarquer, & de lever l'ancre & fans penfer à ce qu'il va faire, il fort du port avec dix vaiffeaux qu'il avoit en état de combattre, tant il étoit mal inftruit & peu fur fes gardes. 11 fe hâte donc de fortir: trop de circonfpection eût fait manquer l'occafion; elle étoit belle, s'il n'eût combattu l'ennemi à forces fi inégales; il vogue à lui plein de mépris, comme à une victoire assurée; il l'attaque fans héfiter, & fe trouve avoir affaire à une ligne toute formée. Les Carthaginois qui le débordent à fes aîles, le doublent & l'envelopent promptement. Le Conful fe fauve à peine avec fon vaiffeau, après en avoir perdu neuf pour acte de fes diligences. Un homme qui fort d'un combat en fi petite compagnie, doit être bien honteux.

La défaite d'Annibal par Duillius ne vint que d'une faute prefque femblable. Elle eût dû fervir de leçon à Regulus pour l'empêcher d'y tomber, il mérite d'en fervir aux autres. Voilà ce qui arrive aux Généraux téméraires & imprudens, qui fongent plus à la victoire qu'aux précautions de fe l'affurer.

les

Défefperé & confus d'un tel début de campagne, dont il étoit lui feul coupable, & réfléchiffant d'ailleurs que les fuites de cette affaire pouvoient devenir fâcheufes, quoique la perte ne fût pas fort grande, il fonge à réparer fa faute par une réfolution digne de fon courage, & qui étoit peut-être un effet de l'extrémité où il fe trouvoit. Il n'y avoit pas un inftant à perdre, il falloit fortir du port, & attaquer avant que forces d'Amilcar fe fuffent réunies. Se voiant en état d'agir, il débouche & se met au large. Le Conful étoit brave & réfolu, il étoit d'ailleurs affuré du courage & de la bonne volonté de fes troupes: prévoiant ce que l'ennemi pouvoit faire, il vit bien de quelle conféquence il étoit de l'attaquer, féparé comme il étoit du refte de fon armée. En effet s'il eût tardé davantage, il étoit à craindre qu'Amilcar ne fe ravifât, tout au moins après la jonction de fon Vice-Amiral, & qu'il ne vint le brûler, ou l'enfermer dans le port, où le combattre avec un très-grand avantage à mesure qu'il en fortoit. On peut voir par ces réfléxions, que Regulus mit à profit fa difgrace, & que fi la témérité le porta d'abord trop-tôt aux ennemis, un courage éclairé lui fit enfuite faifir le moment précis, où il pouvoit réparer fon honneur.

Pour peu que le Conful eût tardé à fe déterminer, Amilcar avoit le tems de raffembler toute fa flotte, & de profiter de la plus belle occafion du monde de terminer cette affaire. Il l'eût pû même fans cela, comme je le dirai bientôt ; mais ce qui me fait douter de fon efprit & de fa hardieffe, c'eft que la faute d'Annibal étoit encore toute fraîche, il en avoit été le témoin: n'étoit-ce pas là une bonne leçon? Il retombe pourtant dans la même faute que fon devancier. Voilà ce qu'on ne fauroit pardonner dans un homme de guerre.

Voiant que les Romains fe mettoient en mer avec toutes leurs forces, pour recommencer un nouveau combat; il avoit deux partis à prendre, tous deux excellens & très-capables de lui donner une très-grande fupériorité fur fon ennemi. Comme ces forces étoient enfermées dans un port, dont il pouvoit aifément empêcher la fortie, comment ne penfa-t-il pas à les arrêter? Pour un deffein de cette nature, il n'avoit befoin Tom. I.

M

que

que d'une partie des fiennes. Il en avoit beaucoup au-delà de ce qu'il lui en falloit. En s'approchant du port pour en fermer l'embouchure, les Romains euffent-ils ofé jamais en fortir & défiler à deux pas de l'ennemi? C'eût été s'expofer à une perte manifefte: les premiers fortis euffent été pris & coulez à fond, avant que ceux qui venoient après euffent pû les fécourir: on ne défile prefque jamais en présence d'une armée fur mer ou fur terre fans témérité; car il est très-rare de trouver des ports d'où l'on puisse fortir le boute-feu à la main, comme on dit. Ne négligeons pas un éxemple qui vient tout à propos ici, & que je pourrois peut-être oublier en quelque autre occafion. Plutarque me le fournit dans la bataille navale de Démétrius contre Ptolomée.

Ptolomée, dit l'Auteur, vint à pleines voiles avec une flotte de cent cinquante vaiffeaux. Il avoit donné ordre à Menelas, qui étoit à Salamine, tout proche de l'endroit où fe donna la bataille, qu'après que le combat feroit engagé & la mêlée la plus furieufe, il vint avec les vaiffeaux qu'il avoit, charger l'arriére-garde de Démétrius & la mettre en defordre ; mais Démétrius avoit eu la précaution de laiffer dix vaiffeaux pour s'oppofer à ces foixante de Menelas: car ce petit nombre étoit fuffifant pour garder l'entrée du port, qui étoit fort étroite, & pour empêcher Menelas d'en fortir; ce que celui-ci n'eut garde de faire.

Si le Carthaginois eût fait cela, il réduifoit le Romain à l'inaction, & dans cet état il avoit tout le tems qu'il lui falloit pour attendre le refte de fa flotte: après cette jonction il lui étoit libre de faire tout ce qu'il auroit voulu, revirer, fe remettre au large, & hazarder une bataille fi l'envie lui en eût pris. Ce parti étoit digne d'un homme de courage & entendu; il en avoit pourtant un autre, fi celui-là lui eût femblé un peu trop délicat, quoiqu'il ne le fût qu'en apparence. Rien ne l'empêchoit de virer de bord, après le fuccez du premier combat, & de fe rapprocher du refte de fa flotte, qui accouroit au fecours, de la joindre & de revenir enfuite en bon ordre. Il avoit affez de tems pour cela, mais non pas affez d'efprit & de courage pour s'y déterminer. Il a été des Généraux qui ne manquoient ni de l'un ni de l'autre, à qui pourtant la tête tournoit dans les bons comme dans les mauvais fuccez; ils rendoient inutiles les uns, & ne voioient aucun reméde aux autres. Ils clochoient à chaque pas. Ceux qui les voioient ailleurs qu'à la guerre, ne favoient qu'en penfer. On auroit dit qu'en partant ils laiffoient leur efprit & leur raifon à la Ville & à la Cour, pour les reprendre au retour : ils en avoient alors très-grand befoin pour juftifier leur mauvaise conduite; auffi ne manquoient-ils pas de perfuader ceux qui ne s'étoient pas trouvez fur les lieux, & qui ne favoient ce que c'étoit que la guerre; leurs fophifmes & leurs fubtilitez militaires mettoient le Miniftre fur les dents, mais ils fe gardoient bien d'ouvrir la bouche devant des gens habiles & éclairez. On remarque cependant que ces fortes de Sophiftes, toujours battus & jamais battans, font ceux qui montent le plus vîte aux honneurs de la guerre. On diroit que la fortune les y fait monter, pour les confoler de leurs difgraces; ou pour perfuader à ceux qu'elle n'éléve point, que la valeur & l'intelligence font affez récompenfées par la gloire qu'on retire des belles actions. C'eft ce que répondit un jour un Miniftre à Milord Clar, qui fe plaignoit d'avoir été oublié dans une promotion d'Officiers Généraux, qui fe fit peu après la bataille d'Hock ftet, où il avoit été fort bleffé. N'étoit-ce pas là un bel éloge pour ceux qui fe trouvoient fur la lifte? Cette belle fentence ne demeura pas fans replique. Si cela eft, lui répondit l'homme, je vous obligerai à me rendre juftice: car je me ferai battre, & je fuirai auffi vîte & auffi loin que je pourrai. Il ne fe contenta pas de cette réponse, il s'en plaignit au Roi. Ce grand Prince, qui chériffoit la valeur & le courage, le mit au nombre des Elûs. Reprenons maintenant notre fujet, d'où cette digreffion nous a un peu écarté.

Les

Les Carthaginois n'entendoient point trop raillerie fur les fautes de leurs Généraux, qui alloient à la ruine de leurs affaires, & qui leur paroiffoient dignes de châtiment. Ils les faifoient bravement mettre en croix. Les Athéniens n'étoient pas fi cruels, ils fe contentoient de l'éxil ou de la cigue.

Amilcar n'éprouva rien de tout cela, non en confidération du fuccez du premier combat, mais parce que le fecond n'aboutit à rien, & que chacun s'attribua la victoire: on va le voir tout à l'heure.

§. II.

Après avoir été battu, une retraite honorable eft quelque chofe, mais un grand Général peut faire plus. Preuves de cette vérité.

PE

Endant que le Général Carthaginois demeure ainfi fufpendu, entre ce qu'il devoit faire, ou ce qu'il devoit éviter, & qu'il laiffe échaper ces momens qui font fi précieux à la guerre, les Romains, qui confidéroient moins la perte de dix vaiffeaux que la honte de les avoir perdus, débouchent diligemment du

port, & voguent en bon ordre aux ennemis, bien réfolus de n'en pas faire à deux fois, & de réparer l'imprudence de leur Général.

Le Carthaginois ne s'attendoit à rien moins qu'à ce qui alloit arriver. Les idées agréables qu'il fe formoit de fon premier combat, le groffiffoient & l'embellissoient dans fa tête. Il n'attendoit que l'arrivée du refte de fa flotte, pour terminer une journée qu'il croioit fi fort avancée: mais quelle dût être fa furprise, lorfqu'il fe vit luimême attaqué? Il en dût être d'autant plus étonné, qu'il eft très-rare que le vaincu revienne un moment après, & foit le premier à attaquer & à affronter l'ennemi avec tant de hardieffe & de réfolution.

Le Conful arrive fur lui avec tout le courage poffible, lui prend & lui coule à fond une partie de ses vaiffeaux; & fi le refte de fa flotte ne fût arrivé dans le tems qu'il alloit tout perdre, fa retraite devenoit impoffible. Il fe retira: mais quoique l'on fe retire en bon ordre après avoir été battu, il est toujours honteux de retrograder, lorsque la caufe de notre défaite vient de notre imprudence, & de notre peu de hardiesse à profiter des premiers avantages d'un combat.

Cette action fauva Régulus du blâme qu'il s'étoit attiré par fa témérité, & lui acquit plus de réputation que n'en acquiérent les autres par les plus grandes victoires. C'est par de femblables réfolutions que les hommes véritablement courageux fe tirent des embarras les plus incommodes. Cette élévation d'ame, cette profonde connoiffance de la guerre, ne brillent jamais mieux que dans les infortunes les plus terraffantes; elles leur fourniffent des lumiéres & des reffources furprenantes, & aufquelles on ne se seroit jamais attendu. La journée qui les perd, eft celle de leur falut & de leur gloire.

La victoire du Conful Romain me confirme dans la penfée où je fuis, que quelque battue que foit une armée, tant qu'il refte du courage & de la bonne volonté dans les troupes, un Chef habile & de grande valeur ne doit défefperer de rien: car à la guerre le mal eft toujours plus dans l'opinion que dans la chofe même. C'eft cette opinion, jointe à l'ignorance & à notre peu de hardieffe, qui nous déconcerte & nous bouche le jugement: car dans le fond la perte d'une bataille eft le plus fouvent fort peu de chofe. Tout le monde ne penfe pas ainfi, dira quelqu'un. Où trouver des Généraux qui ne foient ébranlez de la perte d'une bataille, ou de la déroute de leurs armées? Où font ceux qui trouvent des reffources au-delà de celles que les plus grands Capitaines, qui font tombez dans ces fortes d'infortunes, prennent ordinairement? Quel autre reméde, finon

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