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OBSERVATIONS

Sur la bataille de Mantinée.

'Ordre de bataille d'Epaminondas à Mantinée, eft fur les mêmes principes que celui de Leuctres, & lui acquit la réputation d'un des plus grands hommes d'infanterie, & d'un des plus fçavans Tacticiens de fon fiécle: car fans cette science, il ne faut pas espérer de grandes choses, à moins que le hazard ou la fortune ne foient par tout le maître.

L'ordre & la diftribution des troupes dans cette bataille font dignes de l'admiration des Experts, je ne vois rien de plus profond & de plus remarquable. Depuis Epaminondas nous n'avons aucun éxemple d'un ordre femblable: c'eft ici le chef-d'œuvre de ce grand Capitaine.

Les obfervations que je vais faire fur cette célébre journée, plairont d'autant plus, qu'aucun Commentateur, ni aucun homme de guerre, n'a fait attention à une ordonnance fi belle & fi profonde. J'ai lieu de m'en étonner, Xénophon l'aiant fi bien & fi clairement écrite, qu'il eft prefque impoffible de n'en pas voir la folidité , pour peu d'expérience & d'intelligence que l'on ait de la guerre. Xénophon, qui décrit cette fameufe action en homme fçavant & expérimenté, parle d'abord de la marche du Général Thébain. Il dit qu'il la fit dans l'ordre fur lequel il vouloit combattre, pour n'être pas obligé, en arrivant en présence de l'ennemi, de perdre dans la diftribution des troupes, un tems qu'on ne fçauroit trop ménager dans les grandes entreprises. Le tems perdu, ou mis à profit, eft la pierre de touche du mérite ou de l'infuffifance d'un Chef d'armée.

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Il n'alla pas droit & de front à l'ennemi; mais il parut en préfence à la tête de for infanterie, fur une feule Colonne, comme en ordre de marche. Il rangea d'abord fon armée fur une feule ligne fur les hauteurs qui bordoient la plaine, la cavalerie fur les aîles de fa phalange: il avoit eu la précaution de former la tête A, (qui eût dû faire fa droite en combattant felon la coûtume ordinaire, ) & doublant la hauteur de cette aîle pour la rendre plus folide & plus forte pour le choc, il parut ainfi de front & en ba-taille à la vûe de l'armée Lacédémonienne, & fit halte fur les hauteurs dans cette difpofition; ce qui trompa les ennemis, qui crurent qu'il alloit camper : mais quelle fut leur furprise lorfqu'ils s'apperçurent qu'il s'ébranloit, & qu'il venoit droit à eux contre leur attente? Une partie de fa cavalerie prit à droit, & fe fépara de la phalange dans: la plaine, & l'autre à gauche. On remarqua peu de tems après une autre mouvement dans l'infanterie, où l'on ne comprit rien d'abord ; ce qui tint en fufpens & dans l'in-certitude, tant on craignoit l'adreffe & l'efprit rufé de ce Général. Ce mouvement parut bientôt une phalange renversée par un demi-quart de converfion de B en A, par les traces C de toute fa ligne d'infanterie, tout d'un tems & d'un même mouvement, & marchant alors par la tête A, & non pas de front à l'ennemi, en tenant l'autre D reculée en ligne oblique, ou de biais, il tomba deffus, & choqua de pointe comme une galére, dit Xénophon, affûré que par la feule force & la pefanteur de fon ordre, il enfonceroit l'ennemi, & l'ouvriroit à fon centre pour le féparer de fes aîles. Mais comme il craignoit que les Athéniens, qui étoient à l'aîle gauche, ne tombassent sur le côté E de cette furieuse Colonne, & qu'ils n'en interrompiffent le cours & la violence, il pofta fur une hauteur la cavalerie de fa gauche F, qu'il entrelaffa de fon infan

rerie

terie légére G; & comme cette cavalerie faifoit front à celle d'Athénes H, & la tenoit en échec, il ne fe paffa rien de ce côté-là.

Il n'en arriva pas de même de celui de la cavalerie de la droite des Thébains K, elle attaqua celle de Lacédémone L, comme la moins vigoureuse, l'enfonça, l'enleva hors de fon aîle, & la mit en fuite, quoique fupérieure & les efcadrons plus gros. La raifon de cette défaite vint en partie de ce que les Généraux ennemis négligérent d'entremêler leurs efcadrons de leur infanterie légére N, qu'ils placérent à la queue de la phalange M, ou à la queue, (car les Auteurs n'en difent rien,) où elle n'étoit nullement néceffaire.

Cette faute n'eft pas la plus groffiére où les ennemis tombérent, il y en a bien d'autres à leur reprocher. Ils doublérent leurs efcadrons, non feulement en leur donnant trop de profondeur, mais en les faifant encore trop gros: car ils devoient être de cent vingt-huit maîtres, contre la coûtume de ce tems-là, au lieu qu'Epaminondas combattit par petites troupes, qui fe remuoient auffi légérement que les autres étoient lourds & pefans: outre l'avantage que les petits efcadrons avoient de fe tourner avec facilité, ils fe trouvoient encore épaulez & foutenus par les légérement armez de l'infan terie Thébaine P.

Epaminondas penfa d'abord à attaquer l'infanterie de Sparte, fur la valeur & l'expérience de laquelle il comptoit fort peu, affûré que fi la fienne étoit victorieuse, il auroit moins de peine à s'ouvrir une route à une victoire complette & décifive, parce qu'il s'attendoit de percer la phalange avec la tête de la Colonne A, & de fe replier enfuite à droit & à gauche, pendant que le reste de fon armée se tourneroit & tomberoit enfuite de front, & non de pointe, fur tout ce qui feroit encore en entier. Il prévit tout ce qui devoit arriver par ce qu'il vouloit faire, & tout arriva felon ce qu'il avoit prémédité: car après avoir enfoncé l'infanterie, & ouvert la ligne par la pefanteur & la profondeur de fa Colonne A, qui n'étoit guéres plus en prife à fa tête qu'à fes faces, il prit en flanc ce qui foutenoit encore.

Cette redoutable Colonne, compofée de l'élite des Oplites, aiant donc pénétré tout au milieu de la phalange Lacédémonienne, on vit le plus grand défordre du monde, & la victoire naquit bientôt de ce défordre: car il n'y a rien de bon à attendre d'une armée rompue & partagée au centre. Epaminondas fut bleffé dans cette grande action, & jetté par terre d'un coup de javelot, dont il mourut deux heures après. Il dit avant de mourir, qu'il ne laiffoit aucune poftérité, finon deux filles, Leucres & Mantinée, deux victoires célébres, où la fortune n'eut aucune part. O le grand homme, difoit Agéfilas, & j'ajoute: O le grand Capitaine, le plus honnête homme, & le plus fçavant Officier d'infanterie que la Gréce ait jamais produit! On peut lui appliquer ce bel éloge que Montécuculi fit de M. de Turenne, lorfqu'il apprit la mort de ce fameux Général : quel dommage que la perte d'un tel homme qui faifoit honneur à

la nature!

Cette journée peut fournir une bonne leçon à ces Généraux d'armées, qui s'imaginent qu'il n'y a pas de meilleur moien que d'engager aux aîles; ce qui me paroît une erreur, à laquelle il me femble qu'on ne fait guéres d'attention. Une armée trouve des reffources infinies, lorfqu'elle eft attaquée à une de fes aîles; mais lorsqu'elle eft rompue à fon centre, je n'y vois pas grand reméde, parce qu'elle fe trouve coupée & féparée de fes aîles, fans trop d'efpérance d'en recevoir du fecours. Ce qui m'étonne c'eft qu'il fe trouve des gens qui croient qu'on ne fçauroit jamais perdre une bataille par le centre: iln'y a que trop d'exemples qui démontrent le contraire de cette opinion; le bon eft que toutes les fois qu'on s'eft avifé d'attaquer une armée par le centre, la victoire s'eft toujours déclarée par cet endroit. Il me femble que ç'en eft affez pour

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faire revenir de femblables opinions. Ce n'eft pas que je veuille rejetter la méthode d'attaquer aux aîles, mais je tiens qu'il eft plus avantageux d'engager au centre. C'eft par où Guftave-Adolphe, Roi de Suéde, commença à la baraille de Lutzen; cette action, comparable aux plus fameufes de l'antiquité par l'ordre des deux armées, & par la réputation des deux Chefs les plus habiles & les plus célébres de leur fiécle, mérite d'avoir place ici.

L'qui

Bataille de Lutzen.

E grand Guftave avoit en tête des Capitaines très-habiles & très-expérimentez, ne lui cédoient que dans la rufe & dans l'invention à l'égard de la tactique & dans l'infanterie, dont il connoiffoit mieux qu'eux le fin & la force; on s'imagineroit d'abord que je tombe en contradiction, en accordant à l'un les feules qualitez qui caractérisent les grands Capitaines, lorfque je les refufe aux autres, après les avoir reconnus pour très-habiles & très-expérimentez. On peut voir que je ne refufe rien à ceux-ci, je leur applique feulement cette maxime de Polybe, qu'il faut qu'un homme de bien céde à un plus homme de bien, & qu'une vertu plie fous une autre qui la furmonte.

La bataille de Lutzen est une preuve de cette vérité, c'eft dans cette action fameuse où Gustave fit voir tout ce que la guerre a de plus profond & de plus digne de l'ad miration des Experts. Cet éxemple eft trop favorable à mon Syftême des Colonnes pour ne pas l'inférer ici dans ce qui fait à mon fujet : je le fais d'autant plus volontiers, qu'il eft rare & peu connu. Mérian lui-même, plus éxact & mieux informé qu'aucun Hiftorien de fon tems, & Sécrétaire du premier Miniftre de Gustave, a négligé les circonftances les plus intéreffantes de cette fameufe action: le plan & les lettres des Of ficiers, & les Officiers eux-mêmes, s'il eût voulu les confulter, l'euffent mis en état d'entrer dans le détail de l'ordre & de la diftribution des troupes des deux armées, & des fuites d'une action fi mémorable. Le plan de cette bataille, quoique fidéle & pris fur les lieux, ne peut être entendu que des gens du métier: car ce n'eft pas ici la routine qui parle, c'eft la science toute parfaite, & cette science n'eft connue que d'un fort petit nombre de perfonnes.

J'ai ouï faire le récit de cette bataille à feu M. de Gadagne, un des plus fçavans Officiers Généraux d'infantérie de fon tems; ce qui fait que je ne ferai pas tout-à-fait conforme à Mérian dans bien des circonstances: c'eft un ouï-dire d'un ouï-dire, dira-t-on, j'y confens; mais les chofes que l'on apprend des grands hommes par ouï-dire, ne font pas moins dignes de paffer à la postérité, quoiqu'aucun Auteur n'en ait parlé ; & les Auteurs qui ne font pas du métier font de pauvres gens, s'ils ne confultent que leurs Livres dans les événemens qui fe font paffez de leur tems.

Walftein, qui commandoit l'armée Impériale, bien informé que les Suédois s'avan çoient du côté de Lutzen, décampe fur cette nouvelle, & tire droit de ce côté-là avec tout ce qu'il avoit de forces. Il les prévient dans ce pofte, & fe campe dans un terrain extrêmement avantageux, car il avoit pour champ de bataille une plaine d'affez grande étendue pour y ranger toutes fes troupes. Il avoit le ruiffeau de Chufitz à fa gauche, & un petit bois au-delà qui laiffoit un espace découvert capable de contenir une partie de fa cavalerie, qu'il appuia à ce bois, & rangea l'autre en deçà de ce ruiffeau, qui étoit guéable & praticable par tout.

La cavalerie de la droite s'étendoit jufques vers Lutzen, qu'elle avoit en face; mais craignant que dans le combat les ennemis ne fe fiffent un paffage par la ville pour tomber fur les flancs de cette droite, qui étoit tout proche, il y fit mettre le feu: cette préTom. I.

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