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<< ami, me prêta pour me tirer d'une affaire « d'honneur que j'eus autrefois à Bruges. « Ne vous a-t-il jamais entretenu de cette << aventure?

-Hélas! non, répondit la dame Mar« celle, il ne m'en a point parlé : devant « Dieu soit son ame! il était si généreux, «< qu'il oubliait les services qu'il avait ren« dus à ses amis; et, bien loin de ressembler << à ces fanfarons qui se vantent du bien « qu'ils n'ont pas fait, il ne m'a jamais « dit qu'il eût obligé personne. Il avait << l'âme belle assurément, répliqua le vieil<< lard, j'en dois être plus persuadé qu'un << autre; et pour vous le prouver, il faut que « je vous raconte l'affaire dont je suis heu<< reusement sorti par son secours; mais << comme j'ai des choses à dire qui sont de << la dernière importance pour la mémoire « du défunt, je serais bien aise de ne les « révéler qu'à sa discrète veuve.

- Hé bien, dit alors la Chichona, vous « n'avez qu'à lui faire ce récit en parti«< culier : pendant ce temps-là nous allons << passer dans mon cabinet, cette jeune « dame et moi. » En achevant ces paroles, elle laissa la duègne avec le malade, et entraîna Léonor dans une autre chambre, où, sans chercher de détours, elle lui dit: << Belle Léonor, les moments sont trop pré

<< cieux pour les mal employer. Vous con« naissez de vue le comte de Belflor : il y a << longtemps qu'il vous aime et qu'il meurt << d'envie de vous le dire; mais la vigilance « et la sévérité de votre gouvernante ne lui << ont pas permis, jusqu'ici, d'avoir ce plai<< sir. Dans son désespoir, il a eu recours « à mon industrie; je l'ai mise en usage << pour lui. Ce vieillard que vous venez de « voir est un jeune valet de chambre du << comte, et tout ce que j'ai fait n'est qu'une <<< ruse que nous avons concertée pour trom<< per votre gouvernante et vous attirer << ici. >>

« Comme elle achevait ces mots, le comte, qui était caché derrière une tapisserie, se montra, et, courant se jeter aux pieds de Léonor: « Madame, lui dit-il, pardonnez « ce stratagème à un amant qui ne pouvait << plus vivre sans vous parler. Si cette obli«geante personne n'eût pas trouvé moyen << de me procurer cet avantage, j'allais « m'abandonner à mon désespoir. » Ces paroles, prononcées d'un air touchant par un homme qui ne déplaisait pas, troublèrent Léonor. Elle demeura quelque temps incertaine de la réponse qu'elle y devait faire; mais enfin, s'étant remise de son trouble, elle regarda fièrement le comte, et lui dit « Vous croyez peut-être avoir

« beaucoup d'obligation à cette officieuse <«< dame qui vous a si bien servi; mais « apprenez que vous tirerez peu de fruit du << service qu'elle vous a rendu. »

« En parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle. Le comte l'arrêta: «Demeurez, dit-il, adorable Léonor; << daignez un moment m'entendre. Ma << passion est si pure qu'elle ne doit point << vous alarmer. Vous avez sujet, je l'a<< voue, de vous révolter contre l'artifice << dont je me sers pour vous entretenir; « mais n'ai-je pas jusqu'à ce jour inutile<< ment essayé de vous parler? il y a six <«< mois que je vous suis aux églises, à la << promenade, aux spectacles. Je cherche en <«<< vain partout l'occasion de vous dire << que vous m'avez charmé. Votre cruelle, << votre impitoyable gouvernante a toujours << su tromper mes désirs. Hélas! au lieu de <«< me faire un crime d'un stratagème que « j'ai été forcé d'employer, plaignez-moi, « belle Léonor, d'avoir souffert tous les « tourments d'une si longue attente, et jugez par vos charmes des peines mor<< telles qu'elle a dû me causer.»

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<< Belflor ne manqua pas d'assaisonner ce discours de tous les airs de persuasion que les jolis hommes savent si heureusement mettre en pratique; il laissa couler quel

ques larmes. Léonor en fut émue; il commença, malgré elle, à s'élever dans son cœur des mouvements de tendresse et de pitié. Mais, loin de céder à sa faiblesse, plus elle se sentait attendrir, plus elle marquait d'empressement à vouloir se retirer. « Com<< te! s'écria-t-elle, tous vos discours sont <<< inutiles. Je ne veux point vous écouter; «< ne me retenez pas davantage; laissez<< moi sortir d'une maison où ma vertu est << alarmée, ou bien je vais par mes cris << attirer ici tout le voisinage, et rendre << votre audace publique. » Elle dit cela d'un ton si ferme, que la Chichona, qui avait de grandes mesures à garder avec la justice, pria le comte de ne pas pousser les choses plus loin. Il cessa de s'opposer au dessein de Léonor. Elle se débarrassa de ses mains, et, ce qui jusqu'alors n'était arrivé à aucune fille, elle sortit de ce cabinet comme elle y était entrée.

« Elle rejoignit promptement sa gouvernante. « Venez, ma bonne, lui dit-elle, << quittez ce frivole entretien: on nous trom<< pe; sortons de cette dangereuse maison. Qu'y a-t-il, ma fille, répondit avec «< étonnement la dame Marcelle ? quelle << raison vous oblige à vouloir vous retirer << si brusquement? Je vous en instruirai, «< répartit Léonor. Fuyons; chaque instant

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<< que je m'arrête ici me cause une nouvelle << peine. » Quelque envie qu'eût la duègne de savoir le sujet d'une si brusque sortie, elle ne put s'en éclaircir sur-le-champ ; il lui fallut céder aux instances de Léonor. Elles sortirent toutes deux avec précipitation, laissant la Chichona, le comte et son valet de chambre aussi déconcertés tous trois que des comédiens qui viennent de représenter une pièce que le parterre a mal reçue.

« Dès que Léonor se vit dans la rue, elle se mit à raconter avec beaucoup d'agitation à sa gouvernante tout ce qui s'était passé dans le cabinet de la Chichona. La dame Marcelle l'écouta fort attentivement, et lorsqu'elles furent arrivées au logis: « Je « vous avoue, ma fille, lui dit-elle, que je <«< suis extrêmement mortifiée de ce que << vous venez de m'apprendre. Comment « ai-je pu être la dupe de cette vieille fem<< me? J'ai fait d'abord difficulté de la sui« vre. Que n'ai-je continué? je devais me « défier de son air doux et honnête ; j'ai fait « une sottise qui n'est pas pardonnable à « une personne de mon expérience. Ah! « que ne m'avez-vous découvert chez elle «< cet artifice! je l'aurais dévisagée, j'aurais «< accablé d'injures le comte de Belflor, et << arraché la barbe au faux vieillard qui << me contait des fables. Mais je vais retour

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