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qu'il occupe, le Royaume en fouffrira infailliblement, & fe trouvera peut-être réduit à deux doigts de fa perte. Un Général ne peut bien fervir l'Etat que d'une façon ; mais il peut lui porter un très grand préjudice de bien des manieres différentes. Il faut beaucoup d'efforts & une conduite que la bravoure & la prudence accompagnent conftamment pour pouvoir réuffir: il ne faut qu'une faute pour tout perdre; & parmi les fautes qu'il peut faire, de combien de fortes n'y en at-il pas? S'il leve des troupes hors de saison, s'il les fait sortir lorfqu'il ne faut pas qu'elles fortent, s'il n'a pas une connoiffance exacte des lieux où il doit les conduire, s'il leur fait faire des campements défavantageux, s'il les fatigue hors de propos, s'il les fait revenir fans néceffité, s'il ignore les befoins de ceux qui compofent fon armée, s'il ne fait pas le genre d'oc cupation auquel chacun d'eux s'exerçoit auparavant, afin d'en tirer parti fuivant leurs talents; s'il ne connoît pas le fort & le foible de fes gens, s'il n'a pas lieu de compter fur leur fidélité, s'il ne fait pas obferver la difcipline dans toute la rigueur, sil manque du talent de bien gouverner, s'il eft irréfolu & s'il chancelle dans les occafions où il faut prendre tout-à-coup fon parti, s'il ne fait pas dédommager à propos fes foldats lorfqu'ils auront eu à fouffrir, s'il permet qu'ils foient vexés fans raison par leurs Officiers, s'il ne fait pas empêcher les diffentions qui pourroient naître parmi les Chefs: un Général qui tomberoit dans ces fautes épuiferoit d'hommes & de vivres le Royaume, déshonoreroit fa patrie, & deviendroit lui-même la honteuse victime de fon incapacité (1).

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(1) Il paroît que l'Auteur exige un trop grand détail de la part d'un Général, fur-tout lorfqu'il dit qu'il doit favoir le genre d'occupation auquel s'exerçoient tous ceux qui compofent une armée, avant qu'ils fuflent en

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Pour être victorieux de fes ennemis, cinq chofes principalement font nécessaires à un Général. 1o. Savoir quand il est propos de combattre, & quand il convient de fe retirer. 2o. Savoir employer le peu & le beaucoup fuivant les circonftances. 3°. Montrer autant d'affection aux fimples foldats qu'on peut en témoigner aux principaux Officiers. 4°. Profiter de toutes les circonftances prévues ou imprévues. 5o. Etre fûr de n'être point démenti par le Souverain dans tout ce qu'on peut tenter pour fon fervice & pour la gloire de fes armes. Avec cela, fi vous joignez à la connoiffance que vous devez avoir de vous-même, & de tout ce que vous pouvez ou ne pouvez pas, celle de tous ceux qui font fous vos ordres, cuffiez-vous cent guerres à foutenir, cent fois vous ferez victorieux. Si vous

rôlés, détail qui ne paroît pas praticable, ni même poffible. Il est à préfumer que Sun-tfe ne prétend pas que celui qui eft à la tête d'une armée connoiffe nommément tous ceux qui la composent; mais seulement il exi'ge qu'il les connoifle en général par le miniftere des Officiers fubalternes. D'ailleurs, les mots chinois San-kun, & les mots tartares Ilan-tchohai-kun, qui en font la traduction, peuvent fignifier également les trois différentes classes dont une armée eft compofée; c'eft à dire les Officiers Généraux, les Officiers fubalternes & les fimples foldats. Alors l'Auteur exigeroit feulement du Général une connoiffance exacte des trois ordres de fon armée, défignés par les mots de San kun, qui fignifient des trois Kun. Un Kun, à le prendre à la lettre, eft proprement un affemblage de quatre mille hommes. Ainfi, dans ce fens, l'armée dont parle Sun-tfe ne feroit compofée que de douze mille hommes. Elle feroit encore plus foible fi un Kun, comme on le trouve dans quelques Dictionnaires, n'étoir que l'affemblage de deux mille cinq cents hommes; ce feroit une armée de sept mille cinq cents hommes feulement, ce qui n'est pas vraisemblable: en général, par les mots de San-kun, dans les anciens Livres qui traitent de la guerre, on entend une armée entiere, de quelque nombre qu'elle foit composée.

ne connoiffez que ce que vous pouvez vous-même, & fi vous ignorez ce que peuvent vos gens, vous vaincrez une fois; une fois vous ferez vaincu : mais fi vous n'avez ni la connoiffance de vous-même, ni celle de ceux à qui vous commandez, vous ne compterez vos combats que par vos défaites.

ARTICLE I V.

De la contenance des Troupes.

SUN-TSE dit: Anciennement ceux qui étoient experimentés dans l'art des combats ne s'engageoient jamais dans des guerres qu'ils prévoyoient ne devoir pas finir avec honneur. Avant que de les entreprendre, ils étoient comme furs du fuccès. Si l'occasion d'aller contre l'ennemi n'étoit pas favorable, ils attendoient des temps plus heureux. Ils avoient pour principe que l'on ne pouvoit être vaincu que par fa propre faute, & qu'on n'étoit jamais victorieux que par la faute des ennemis. Ainsi, les habiles Généraux favoient d'abord ce qu'ils devoient craindre ou ce qu'ils avoient à efpérer, & ils avançoient ou reculoient la campagne, ils donnoient bataille ou ils fe retranchoient, fuivant les lumieres qu'ils avoient, tant fur l'état de leurs propres troupes que fur celui des troupes de l'ennemi. S'ils fe croyoient plus forts, ils ne craignoient pas d'aller au combat & d'attaquer les premiers. S'ils voyoient au contraire qu'ils fuffent plus foibles, ils fe retranchoient & fe tenoient fur la défenfive.

L'art de fe tenir à propos fur la défensive ne le cede point à celui de combattre avec fuccès. Ceux qui veulent réuffir dans le premier doivent s'enfoncer jufqu'au centre de la terre. Ceux au contraire qui veulent briller dans le second, doivent s'éle

ver jusqu'au neuvieme ciel (1). Sa propre confervation est le but principal qu'on doit fe propofer dans ces deux cas. Savoir l'art de vaincre comme ceux qui ont fourni cette même carriere avec honneur, c'cft précisément où vous devez tendre: vouloir l'emporter sur tous, & chercher à raffiner dans les chofes militaires, c'eft rifquer de ne pas égaler les grands maîtres, c'eft s'expofer à refter même infiniment au-deffous d'eux; car c'est ici où ce qui eft au-dessus du bon, n'est pas bon lui-même. Remporter des victoires par le moyen des combats a été regardé de tout temps par l'Univers entier comme quelque chofe de bon : mais j'ofe vous le dire, c'est encore içi où ce qui eft au-deffus du bon est souvent pire que le mau

vais.

Il ne faut pas que les quadrupedes aient une force extraordinaire pour porter vers la fin de l'automne la quantité de nouveaux poils dont leurs corps fe chargent chaque jour : il ne faut pas avoir les yeux bien pénétrants pour découvrir les aftres qui nous éclairent; il ne faut pas avoir l'oreille bien

(1) Le Commentateur Chinois explique cette derniere phrase de la maniere suivante. » Pour le mettre en défenfe contre l'ennemi, il faut être caché dans le fein de la terre, comme ces veines d'eau dont on ne fait pas la fource, & dont on ne fauroit trouver les fentiers. C'est ainfi que vous cacherez toutes vos démarches, & que vous ferez impénétrable... Ceux qui combattent, continue-t-il, doivent s'élever jufqu'au neuvieme ciel ; c'est-à-dire, il faut qu'ils combattent de telle forte, que l'Univers entier retentiffe du bruit de leur gloire, & que leurs belles actions foient approuvées dans le ciel même «. Le texte traduit à la lettre ditoit. » Ceux qui veulent réuffir dans les premiers, doivent s'enfoncer jusqu'à » la neuvieme terre....« Quelques Auteurs Chinois conçoivent la terre composée de neuf enveloppes ou couches concentriques, comme ils conçoivent les cieux divifés en neuf spheres qui font chacune un ciel particulier.

délicate pour entendre le tonnerre lorfqu'il gronde avec fracas; rien de plus naturel, rien de plus aifé, rien de plus fimple que tout cela. Les habiles Guerriers ne trouvent pas plus de difficultés dans les combats. Ils ont tout prévu; ils ont paré de leur part à tous les inconvénients; ils favent la fituation des ennemis, ils connoiffent leurs forces, & n'ignorent point ce qu'ils peuvent faire & jufqu'où ils peuvent aller; la victoire eft une fuite naturelle de leur favoir & de leur bonne conduite. Tels étoient nos Anciens: rien ne leur étoit plus aisé que de vaincre; auffi ne croyoient-ils pas que les vains titres de vaillants, de héros, d'invincibles, fuffent un tribut d'éloges qu'ils euffent mérité. Ils n'attribuoient leur fuccès qu'au foin extrême qu'ils avoient eu d'éviter jufqu'à la plus petite fauté. Avant que d'en venir au combat, ils tâchoient d'humilier leurs ennemis, ils les mortifioient, ils les fatiguoient de mille manieres. Leurs propres camps étoient des lieux toujours à l'abri de toute infulte, des lieux toujours à couvert de toute furprise, des lieux toujours impénétrables. Ces Généraux croyoient que pour vaincre, il falloit que les troupes demandaffent le combat avec ardeur; & ils étoient perfuadés que lorfque ces mêmes troupes demandoient la victoire avec empressement, il arrivoit ordinairement qu'elles étoient vaincues (1). C'est ainsi que d'un ton affuré ils ofoient prévoir les triomphes ou les défaites, avant même que d'avoir fait un pas pour s'affurer des uns ou pour se préferver des autres.

(1) Selon le Commentateur, Sun-tfe ne veut point dans les troupes une confiance trop aveugle, une confiance qui dégénere en préfomption. Il prétend que les troupes qui demandent la victoire font des troupes ou amollies par la pareffe, ou timides, ou préfomptueuses. Des troupes au contraire qui, fans penfer à la victoire, demandent le combat, font, felon luí, des endurcies au travail, troupes des troupes vraiment aguerries, des troupes toujours fures de vaincre,

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