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leurs efforts, la conquête de C. P. fut encore plus fragile que celle de Jerufaem: les Latins ne la garderent pas foixante ans; & pour comble de malheur, cette conquête & les guerres qu'elle attira, ébranlerent tellement l'empire Grec, qu'elles donnerent occafion aux Turcs de le renverfer entiérement deux cens ans après. Quant au fchifme des Grecs, cette conquête loin de l'éteindre, acheva de le rendre irréconciliable, comme je crois pouvoir le montrer ailleurs.

VI. Croifades mul

L'indulgence de la croifade ayant été étendue à la confervation de l'empire de Romanie contre les Grecs fchifmatiques, fut bien-tôt appliquée à toutes les guerres qui paroifloient importantes à la religion. Les papes donnerent la tipliées. même indulgence aux Espagnols, qui combattoient contre les Mores, & aux étrangers qui venoient à leur fecours, & en effet c'étoit toujours délivrer les Chrétiens de la domination des infidéles, & diminuer la puiffance de ces derniers. Delà vinrent les grandes conquêtes de Jacques roi d'Arragon, & de faint Ferdinand roi de Caftille, tellement continuées par leurs fucceffeurs qu'ils ont enfin chaffé les Mores de toute l'Espagne. En même tems on prêchoit la croisade en Allemagne contre les payens de Pruffe, de Livonie, & des pays voilins: tant pour les empêcher d'inquiéter les nouveaux Chrétiens, que pour les engager à fe convertir eux-mêmes. Un autre objet de la croifade, étoient les hérétiques, comme les Albigeois en France, les Stadingues en Al- n. 43. lemagne & les autres : enfin on la prêchoit contre les princes excommuniez & rebelles à l'églife, comme l'empereur Frideric II. & fon fils Mainfroi. Et parce que les papes traitoient d'ennemis de l'églife tous ceux avec lesquels ils avoient quelque différend, même pour des intérêts temporels, ils publioient auffi contre eux la croifade, qui étoit leur derniere reflource contre les puiffances qui leur réfiftoient.

Or ces croisades en fi grand nombre fe nuifoient l'une à l'autre : les croifez divifez en tant de corps différens ne pouvoient faire de grands exploits ; & ce fut la principale caufe de la perte de la terre fainte. Les Espagnols ou les Allemands aimoient mieux gagner l'indulgence fans fortir dec hez eux; les papes avoient plus à cœur la confervation de leur état temporel en Italie, que celle du royaume de Jerufalem, & la deftruction de Frideric & de Mainfroi, que celle des Sultans d'Egypte & de Syrie. Ainfi les fecours qu'attendoient les Chrétiens d'Orient étoient détournez ou retardez, & la multitude des croifades fit avorter l'entreprise qui en avoit été l'unique objet, Les croifades fi multipliées tournerent à mépris; on ne s'empreffoit plus à écouter ceux qui les prê choient, & pour leur attirer des auditeurs, il fallut promettre à quiconque affifteroit à leurs fermons des indulgences de quelques jours ou de quelques

années.

L'extention de l'indulgence pleniere nuifit encore à la croifade. D'abord on ne l'accordoit qu'à ceux qui prenoient les armes, & marchoient en perfonne à la terre fainte; enfuite on ne crut pas en devoir priver ceux qui ne pouvant faire eux-mêmes le fervice, contribuoient aux fuccès de l'entreprise: les vieillards, les infirmes, les femmes, qui donnoient de leurs biens pour la fubfiftance des croisez. On l'étendit à tous ceux qui contribuoient aux frais de la guerre fainte à proportion de la fomme qu'ils donnoient, foit de leur vivant,

Hift. liv. LXXX,

VII.

Décimes & aures impofitions.

Hift. liv. LXXIV.

13. 15.

Pet. epift. 112.

VIII.

res aux papes.

foit par teftament: les croifez qui ne pouvoient accomplir leur vou pour quelque obftacle furvenu depuis, en étoient difpenfez moyennant une pareille aumône; & quelquefois fans grande caufe. Toutes ces contributions montoient à de grolles fommes, dont le recouvrement fe faifoit par des commillaires du pape, foit des Templiers, foit des freres Mendians ou d'autres, que l'on accufoit quelquefois de ne s'en pas acquitter fidelement.

Mais ces contributions volontaires étoient cafuelles, & l'expérience fit voir qu'it falloit des fonds certains pour faire fubfifter les croifés, qui la plûpart n'étoient pas en état de fervir à leurs dépens. Il fallut donc venir à des impofifitions & des taxes ; & comme le fujet de cette guerre étoit la défenfe de la religion, on crut devoir en prendre les frais fur les biens confacrés à Dieu, c'està-dire, fur les revenus eccléfiaftiques. La premiere impofition de ce genre fut la décime Saladine à l'occafion de la perte de Jerufalem. Les hommes fenfés en prévirent les conféquences, & vous avez vû avec quelle force Pierre de Blois s'éleva contre cette nouveauté fi préjudiciable à la liberté du clergé & à l'immunité des biens eccléfiaftiques. En effet cet exemple de la troifiéme croifade fut fuivi dans toutes les autres, non-feulement pour la terre fainte mais pour quelque fujet que ce fût; & les papes prétendant avoir droit de difpofer de tous les biens eccléfiaftiques, demandoient au clergé tantôt le vingtiéme, tantôt le dixième, ou même le cinquiéme de leurs revenus, foit pour les Croisades, foit pour les affaires particulieres de l'églife Romaine, & faifoient quelquefois part de ces levées aux rois qui entroient dans leurs intérêts. Vous avez vû les plaintes du clergé de France & celui d'Angleterre fur ce fujet.

Ces levées n'étoient qu'une petite partie des affaires temporelles que les Surcroît d'affai croifades attiroient au pape, qui en étoit toûjours le premier moteur : car ces guerres pour être entreprifes par motif de religion, n'étoient pas dans l'exécution différentes des autres guerres. Il falloit toûjours lever des troupes, pourvoir à leur fubfiftance, leur donner des chefs, les faire partir, régler leur route & leur embarquement, depuis qu'on leur eut pris la voie de la mer; fortifier des places, y mettre des munitions, & faire tout le refte des préparatifs néceffaires. C'étoit le pape qui régloit les entreprises, qui difpofoit des conquêtes, qui ratifioit les traités de paix ou de tréve; & comme il ne pouvoit pas fe mettre en perfonne à la tête des croifés, il y avoit toû jours en chaque armée un légat, cardinal pour l'ordinaire, muni de pou voirs très-amples, & avec autorité fur tous les chefs : c'étoit comme un généraliffime. Mais le pape lui donnant cette autorité ne lui donnoit pas la capacité de commander une armée ; & fouvent il trouvoit les chefs militaires d'un avis différent du fien touchant les projets d'une campagne & leur exécution: ce qui produifoit entr'eux des divifions, comme celle du légat Pelage avec le roi de Jerufalem.

Hift. liv. LXXVII. B.IS.

Il arrivoit fouvent qu'un prince après s'être croifé, & avoir fait ferment de partir à un certain jour, differoit fon voyage: foit qu'il fe repentît de fon vœu par légereté, foit qu'il lui furvînt chez lui des affaires plus preffées, comme une révolte de fes fujets, ou l'invasion d'un prince voifin. Alors il falloît avoir recours au pape, pour obtenir dispense du ferment & proro

12. 21.

LXXIX. #. 36.

gation du terme; & fi le pape ne goûtoit pas les raifons du prince croisé, il ne lui épargnoit pas les cenfures eccléfiaftiques. Telle fut la fource du fa- Hift. liv. LXXVIII. meux différend entre le pape Gregoire IX. & l'empereur Frideric II, qui attira la ruine de ce prince & de fa maifon, plongea l'Allemagne dans une anarchie de trente ans, & mit l'Italie dans une divifion dont elle ne s'eft point relevée. Telle fut auffi la caufe de la querelle entre Boniface VIII & Philippe le Bel, qui fut pouffée à de fi grandes extrémités, & dont la fin fut fi funefte à ce pape.

Le prince croise disoit en ces occafions: Je fuis prêt d'accomplir mon vœu ; mais je veux auparavant pourvoir à la fûreté de mon royaume, foumettre mes fujets rebelles, ou défarmer un tel prince mon voifin qui fe prévaudroit de mon abfence. Le pape répondoit : La croifade eft l'affaire commune de la religion, à laquelle doivent ceder tous les intérêts particuliers. Remettez vos différends entre mes mains, comme juge, ou comme arbitre ; je vous rendrai bonne justice; vous êtes en qualité de croifé fous la protection fpéciale de l'églife Romaine: quiconque vous attaque pendant votre abfence fera déclaré fon ennemi.

Les nouveaux feigneurs établis en Orient, comme le roi de Jerufalem, le prince d'Antioche, le comte de Tripoli, donnoient aux papes d'autant plus d'affaires, que leur conduite à l'égard des infidéles, & leurs démêlés entr'eux regardoient directement la confervation de la terre fainte. Ajoûtez-y les affaires des évêques Latins établis en ces pays depuis la conquête, & vous verrez que la croifade feule & fes fuites, fourniffoit aux papes plus d'occupations que n'en ont les plus grands potentats. Or ils prenoient tellement à cœur les affaires de la terre fainte, que plufieurs font morts de chagrin de leur mauvais fuccès.

Le clergé Latin d'Orient mérite une attention particuliere. Vous avez vû qu'auffi-tôt après la conquête d'Antioche, de Jerufalem & des autres villes, on y établit des patriarches & des évêques Latins, & on en ufa de même après la conquête de CP. Je vois bien que la diverfité de la langue & du rite obligeoit les Latins à avoir leur clergé particulier : mais je ne sçai s'il étoit à propos de fe tant prefler, & de tant multiplier les évêques pour les Latins, qui étoient en fi petit nombre. Le patriarche de Jerufalem, par exemple, n'auroitil pas ailément gouverné l'église de Bethlehem, qui n'en eft qu'à deux lieues? Les croifés étoient venus au fecours des anciens Chrétiens du pays, Syriens, Armeniens, ou autres qui avoient tous leurs évêques établis par une longue fucceffion. Cependant je vois dans nos hiftoires peu de mention de ces pauvres chrétiens & de leurs évêques, finon à l'occafion de leurs plaintes contre les Latins: ainfi fous prétexte de les délivrer des Mufulmans, on leur impofoit une nouvelle fervitude.

IX. Clergé Latin d'Orient. Hift. liv. LXIY. n. 58.67.

Le premier foin de ces évêques Latins fut de bien fonder le temporel de leurs églifes, & de leur acquerir des feigneuries, des villes & des fortereffes, à l'exemple de ce qu'ils voyoient deçà la mer; & ils n'étoient pas moins curieux de les conferver. Auffi à peine furent-ils établis, qu'ils eurent de grands démêlés avec les feigneurs, comme le patriarche de Jerufalem avec le roi pour le domaine de la ville: ils n'en avoient pas moins pour la jurifdiction fpiri- n. 67.

Hift. liv. LX.

tuelle, foit entre eux, foit avec les chevaliers des ordres militaires, trop jaloux de leurs priviléges. Pour vuider tous ces différends, il falloit recourir à Rome, où les patriarches mêmes étoient fouvent obligés d'aller en perfonne : quelle distraction pour ces prélats, & quel furcroît d'affaires pour les papes! mais quel fcandale pour les anciens chrétiens d'Orient, pour les infideles!

Selon l'efprit de l'évangile, ce clergé Latin auroit dû s'appliquer principalement à l'instruction & la correction des Croifés: pour former comme un chriftianisme nouveau, le plus approchant qu'il eût été poffible de la pureté des premiers fiécles, & capable d'attirer par le bon exemple les infidéles dont ils étoient environnés. Enfuite ce clergé auroit pû travailler à la réunion des hérétiques & des fchifmatiques, & à la converfion des infidéles mêmes : c'éHift. liv. Lxv!, toit le moyen de rendre utile la Croifade. Mais notre clergé Latin n'en fçan. 17. liv LXVIII. Voit pas affez pour avoir des vûes fi pures & fi élevées : il étoit tel en Paleftine que deçà la mer; ou même plus ignorant & plus corrompu : témoin les deux patriarches Raoul d'Antioche, & Arnoul de Jerufalem, furnommé Malecourone.

12.53.

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Ordres militaires."

Après la perte de Jerufalem, le patriarche auffi-bien que le roi fe retira dans la ville d'Acre, où il réfida jufqu'à la perte entiere de la terre fainte; & quoique fon patriarcat ne fût plus que titulaire, il y avoit raifon de le garder tant que l'on efpera de regagner Jerufalem. Il en est de même du patriarche d'Antioche, de celui de CP. & des autres évêques Latins de Grece & d'Orient. Mais depuis que les Croisades ont ceflé, & qu'il n'y a plus eu d'efpérance raisonnable de rétablir ces prélats dans leurs églifes, il femble qu'on auroit dû ceffer de leur donner des fucceffeurs, & de perpétuer ces vains titres. D'autant plus que cet ufage éloigne de plus en plus les Grecs & les autres fchifmatiques de fe réunir à l'églife, voyant la cour de Rome pleine de ces évêques in partibus, dans des emplois peu convenables à leur dignité.

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Après le clergé, confiderons les ordres militaires, nouvelle espèce de religieux inconnue à l'antiquité. Jufques au douzième fiécle on s'étoit contenté de croire la profeffion des armes permife aux chrétiens, & compatible avec le falut: mais on ne s'étoit pas encore avifé d'en faire un état de perfection, & d'y joindre les trois vœux effentiels à la vie religieufe. En effet, l'observation de ces vœux demande de grandes précautions contre les tentations ordinaires de la vie; la folitude, ou du moins la retraite, pour éloigner les occafions de péché : le recueillement, la méditation des vérités éternelles, & la priere fréquente pour arriver à la tranquillité de l'ame, & à la pureté de cœur. Or il femble bien difficile d'allier ces pratiques avec la vie militaire, toute d'action & de mouvement, où l'on eft continuellement exposé aux tentations les plus dangereuses, ou du moins aux paffions les plus violentes.

C'est pour cela que les guerriers auroient plus de befoin que les autres hommes de cultiver leur efprit par la lecture, la conversation & les fages V. Platon Republ, réfléxions, Comme je les fuppofe naturellement hardis & courageux, le bon liv. 2.p.375. édite ufage de leur raifon leur eft plus néceffaire qu'aux autres, pour bien employer leur courage & le contenir dans de juftes bornes. La valeur feule ne fait que des brutaux; la raifon feule ne fait pas des braves elles ont befoin

Ser.

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1. 55.

l'une de l'autre. Or nos anciens chevaliers étoient fans aucune étude, & ne Reg. to. x, conc. fçavoient pas lire pour la plupart : d'où vient que la priere commune des P. 923. Templiers ne confiftoit qu'à affifter à l'office chanté par leurs clercs. Je doute Hift. liv. LXVIII. que d'ailleurs ils fuffent affez en garde contre les tentations inféparables de l'exercice des armes ; & que dans les combats même ils confervaffent affez de fang froid, pour ne fe laiffer emporter à aucun mouvement de colere ou de haine, à aucun défir de vengeance, aucun fentiment qui ne fût conforme à l'humanité & à la juftice Selon l'ancienne difcipline de l'églife, on confeilloit quelque efpéce de pénitence à ceux qui avoient tué, mê ne dans les guerres les plus juftes, & nous voyons un refte de cette difcipline après la bataille de Fontenai en 840.

S. Bafil. 1.

Amphil. c 13.
Hift. liv. xvi

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7.4 XLVIII. 9.

Je veux croire que les Templiers & les autres chevaliers des ordres mi litaires ont donné de grands exemples de vertu dans leur premiere ferveur : mais il faut convenir qu'elle fe ralentit bien-tôt, & qu'on voit de grandes plaintes contre eux dès le douziéme fiécle peu après leur inftitution. Ils abufoient de leurs priviléges, les étendant à l'infini, méprifant les évêques dont ils étoient exempts ; & n'obéiflant au pape même qu'autant qu'il leur plaifoit. Ils ne gardoient point les traités avec les infidéles, & quelquefois Hift. liv. XXXII. ils s'entendoient avec eux pour trahir les chrétiens: plufieurs menoient une vie corrompue & fcandaleufe. Enfin les crimes des Templiers vinrent à un tel excès, qu'on fut obligé de les abolir au concile général de Vienne avant les deux cens ans accomplis depuis leur inftitution; & les faits dont ils furent accufés font fi attroces, qu'on ne peut les lire fans horreur, & qu'on a peine à les croire, quoique prouvés par des procédures autentiques.

Quant aux ordres militaires qui fubfiftent, je refpecte l'autorité de l'églife qui les a approuvés, & la vertu de plufieurs particuliers de chaque corps: nous avons vû de notre tems des chevaliers de Malthe pratiquer une haute perfection. Mais je laiffe à la confcience de chacun à examiner s'il vit en vrai religieux, & s'il obferve fidélement fa régle. Je prie far-tout ceux qui embraffent ce genre de vie, & les parens qui y engagent leurs enfans, de le faire avec grande connoillance de caufe, fans fe lailler entraîner à l'exemple des autres. De confiderer attentivement devant Dieu, quelles font les obligations de cet état, fuivant l'intention de l'églife, non fuivant le relâchement qu'elle tolere; & fur-tout quels font les motifs de l'engagement: fi c'eft d'allurer son falut éternel, & de tendre à la perfection chrétienne, ou de participer aux biens temporels de l'ordre, & d'obtenir des Commanderies : car c'eft un étrange renversement de faire vœu de pauvreté comme un moyen d'acquerir un jour des richefles.

22. II. LXXXVIII, n. 18,

X I

De toutes les fuites des croifades, la plus importante à la religion, a été la ceffation des pénitences canoniques. Je dis la ceflation, & non pas l'abro- Chûte de la pé gation car elles n'ont jamais été abolies expreflément par conftitution nitence, d'aucun pape, ni d'aucun concile: jamais que je fçache, on n'a déliberé fur ce point; jamais on n'a dit: Nous avons examiné foigneufement les raifons de cette ancienne difcipline, & les effets qu'elle a produits tant qu'elle a été pratiquée nous en avons trouvé les inconvéniens plus grands que l'utilité, & tout bien confideré, nous avons jugé plus à propos de laiffer déformais

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