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peuple est entêté de son goût et de son génie. Mais laissons-là ces couplets, continua-t-il; vous allez entendre une autre musique.

Suivez de l'œil ces quatre hommes qui paraissent subitement dans la rue. Les voici qui viennent fondre sur les symphonistes. Ceux-ci se font des boucliers de leurs iustruments, lesquels, ne pouvant résister à la force des coups, volent en éclats. Voyez arriver à leur secours deux cavaliers, dont l'un est le patron de la sérénade. Avec quelle furie ils chargent les agresseurs ! Mais ces derniers, qui les égalent en adresse et en valeur, les reçoivent de bonne grâce. Quel feu sort de leurs épées! Remarquez qu'un défenseur de la symphonie tombe : c'est celui qui a donné le concert; et il est mortellement blessé. Son compagnon, qui s'en aperçoit, prend la fuite. Les agresseurs, de leur côté, se sauvent, et tous les musiciens disparaissent: il ne reste sur la place que l'infortuné cavalier, dont la mort est le prix de sa sérénade. Considérez en même lemps la fille de l'alcade elle est à sa jalousie, d'où elle a observé tout ce qui vient de se passer. Cette dame est si fière et si vaine de sa beauté, quoique assez commune, qu'au lieu d'en déplorer les effets funestes, la cruelle s'en applaudit et s'en croit plus aimable.

Ce n'est pas tout, ajouta-t-il. Regardez un autre cavalier qui s'arrête dans la rue auprès de celui qui est noyé dans son sang, pour le secourir, s'il est possible; mais pendant qu'il

s'occupe d'un soin si charitable, prenez garde qu'il est surpris par la ronde qui survient. La voilà qui le mène en prison, où il demeurera long-temps, et il ne lui en coûtera guère moins que s'il était le meurtrier du mort.

Que de malheurs il arrive cette nuit! dit Zambullo. Celui-ci, reprit le diable, ne sera pas le dernier. Si vous étiez présentement à la porte du Soleil, vous seriez effrayé d'un spectacle qui s'y prépare. Par la négligence d'un domestique, le feu est dans un hôtel, où il a déjà réduit en cendres beaucoup de meubles précieux. Mais, quelques riches effets qu'il puisse consumer, don Pèdre de Escolano, à qui appartient cet hôtel magnifique, n'en regrettera point la perte, s'il peut sauver Séraphine, sa fille unique, qui se trouve en danger de périr.

Don Cléophas souhaita de voir cet incendie, et le boiteux le transporta, dans l'instant même, à la porte du Soleil, sur une grande maison qui faisait face à celle où était le feu.

(CHAPITRE XI.

De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion par amitié pour don Cléophas.

ILS entendirent d'abord les voix confuses de plusieurs personnes, dont les unes criaient au

feu, et les autres demandaient de l'eau. Ils remarquèrent, peu de temps après, qu'un grand escalier, par où l'on montait aux principaux appartements de l'hôtel de don Pèdre, était tout enflamme: ils virent ensuite sortir par les fenêtres des tourbillons de flamme et de fumée.

L'incendie est dans sa fureur, dit le démon: déjà le feu, parvenu jusqu'au toit, commence à s'y faire un passage et remplit l'air d'éteincelles. L'embrasement devient tel, que le peuple, qui accourt de toutes parts pour l'éteindre, ne peut s'occuper qu'à le regarder. Démêlez dans la foule des spectateurs un vieillard en robe-de-chambre; c'est le seigneur de Escolano. Entendez-vous ses cris et ses lamentations? Il s'adresse aux hommes qui l'environnent, et les conjure d'aller délivrer sa fille. Mais il a beau leur promettre une grosse récompense, aucun ne veut exposer sa vie pour cette dame, qui n'a que seize ans, et dont la beauté est incomparable. Voyant qu'il implore en vain leur assistance, il s'arrache les cheveux et la moustache; il se frappe la poitrine; l'excès de sa douleur lui fait faire des actions insensées. D'un autre côté, Séraphine, abandonnée de ses femmes, s'est évanouie de frayeur dans son appartement, où bientôt une épaisse fumée va l'étouffer : aucun mortel ne peut la secourir.

Ah! seigneur Asmodée, s'écria Léandro Péentraîné par les mouvements d'une géné

rez,

reuse compassion, cédez à la pitié dont je me sens saisi, et ne rejetez pas la prière que je vous fais de sauver cette jeune dame de la mort prochaine qui la menace : c'est ce que je vous demande pour prix du service que je vous ai rendu. Ne vous opposez point, comme tantôt à mon envie ; j'en aurais un chagrin mortel.

Le diable sourit en entendant parler ainsi l'écolier. Seigneur Zambullo, lui dit-il, vous avez toutes les qualités d'un bon chevalier errant : vous êtes courageux, compatissant aux peines d'autrui, et très prompt au service des jeunes demoiselles. Ne seriez-vous pas homme à vous jeter au milieu des flammes, comme un Amadis, pour aller délivrer Séraphine, et la rendre saine et sauve à son père? Plût au ciel! répondit don Cléophas, que la chose fût possible! je l'entreprendrais sans balancer. Votre mort, reprit le boiteux, serait tout le salaire d'un si bel exploit, Je vous l'ai déjà dit la valeur humaine ne peut rien dans cette occasion, et il faut bien que je m'en mêle pour vous contenter. Regardez de quelle façon je vais m'y prendre; observez d'ici toutes mes opérations.

Il n'eut pas sitôt dit ces paroles, qu'empruntant la figure de Léandro Pérez, au grand étonnement de cet écolier, il se glissa parmi le peuple, traversa la presse, et se lança dans le feu comme dans son élément, à la vue des spectateurs, qui furent effrayés de cette action. et qui la blâmèrent par un cri général. Quel extravagant ! disait l'un : comment l'intérêt a.

t-il pu l'aveugler jusque-là ? S'il n'était pas entièrement fou, la récompense promise ne l'aurait nullement tenté. Il faut, disait l'autre, que ce jeune téméraire soit un amant de la fille de don Pèdre, et que dans la douleur qui le possède, il ait résolu de sauver sa maîtresse ou de se perdre avec elle.

Enfin ils comptaient tous qu'il aurait le sort d'Empedocle (*), lorsqu'une minute après ils le virent sortir des flammes avec Séraphine entre ses bras. L'air retentit d'acclamations; le peuple donna mille louanges au brave cavalier qui avait fait un si beau coup. Quand la témérité est heureuse, elle ne trouve plus de censeurs, et ce prodige parut à la nation un effet très naturel du courage espagnol.

Comme la dame était encore évanouie, son père n'osa se livrer à la joie : il craignait qu'après avoir été si heureusement délivrée du feu, elle ne mourût à ses yeux de l'impression terrible qu'avait dû faire en son cerveau le péril qu'elle avait couru. Mais il fut bientôt rassuré; elle revint de son évanouissement par les soins qu'on prit de le dissiper. Elle envisagea le vieillard, et lui dit d'un air tendre: Seigneur, je serais plus affligée que réjouie de voir mes jours conservés, si les vôtres ne l'étaient pas. Ah! ma fille, lui répondit-il en l'embrassant, puisque je ne vous ai pas perdue, je suis consolé de tout le reste. Remercions, poursuivit

* Poète et philosophe sicilien, qui se jeta dans les flammes du mont Etna.

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