CHAPITRE IV. Histoire des amours du comte de Bellor et de Léonor de Cespedes. Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, était éperdument amou reux de la jeune Léonor de Cespèdes. Il n'avait pas dessein de l'épouser; la fille d'un simple gentilhomme ne lui paraissait pas un parti assez considérable pour lui. Il ne se proposait que d'en faire une maîtresse. Dans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une occasion de lui faire connaître son amour par ses regards; mais il ne pouvait lui parler ni lui écrire, parce qu'elle était incessamment obsédée d'une duègne sévère et vigilante, appelée la dame Marcelle. Il en était au désespoir; et, sentant irriter ses désirs par les difficultés, il ne cessait de rêver aux moyens de tromper l'Argus qui gardait son Io. D'un autre côté, Léonor, qui s'était aperçue de l'attention que le comte avait pour elle, n'avait pu se défendre d'en avoir pour lui, et il se forma insensiblement dans son cœur une passion qui devint enfin très violente. Je ne la fortifiais pourtant pas par mes tentations ordinaires, parce que le magicien, qui me tenait alors prisonnier, m'avait interdit toutes mes fonations; mais il suffisait que la nature s'en mêlat. Elle n'est pas moins dangereuse que moi; toute la différence qu'il y a entre nous, c'est qu'elle corrompt peu à peu les cœurs, au lieu que je les séduis brusquement. Les choses étaient dans cette disposition, lorsque Léonor et son éternelle gouvernante, allant un matin à l'église, rencontrèrent une vieille femme qui tenait à la main un des plus gros chapelets qu'ait jamais fabriqué l'hypocrisie. Elle les aborda d'un air doux et riant, et adressant la parole à la duègne : Le ciel vous conserve, lui dit-elle, la sainte paix soit avec vous : permettez-moi de vous demander si vous n'êtes pas la dame Marcelle, la chaste veuve du feu seigneur Martin Rosette. La gouvernante répondit que oui. Je vous rencontre donc fort à propos, lui dit la vieille, pour vous avertir que j'ai au logis un vieux parent qui voudrait bien vous parler. Il est arrivé de Flandre depuis pea de jours; il a connu particulièrement, mais très particulièrement, votre mari, et il a des choses de la dernière conséquence à vous communiquer. Il aurait été vous les dire chez vous, s'il ne fût pas tombé malade; mais le pauvre homme est à l'extrémité. Je demeure à deux pas d'ici prenez, s'il vous plaît, la peine de me suivre. La gouvernante, qui avait de l'esprit et de la prudence, craignant de faire quelque fausse démarche, ne savait à quoi se résoudre; mais la vieilla devina le sujet de son embarras, et lui dit: Ma chère madame Marcelle, vous pouvez vous fier à moi en toute assurance. Je mé nomme la Chichona. Le licencié Marcos de Figuerna et le bachelier Mira de Mesqua vous répondront de moi comme de leurs grand'mères. Quand je vous propose de venir à ma maison, ce n'est que pour votre bien. Mon parent veut vous restituer certaine somme que votre mari lui a autrefois prêtée. A ce mot de restitution, la dame Marcelle prit son parti. Allons, ma fille, dit-elle à Léonor, allons voir le parent de cette bonne dame. C'est une action charitable que de visiter les malades. Elles arrivèrent bientôt au logîs de la Chichona, qui les fit entrer dans une salle basse, où elles trouvèrent un homme alité, qui avait une barbe blanche, et qui, s'il n'était pas fort malade, paraissait du moins l'être. Tenez, cousin, lui dit la vieille en lui présentant la gouvernante, voici cette sage dame Marcelle, à qui vous souhaitez de parler, la veuve du feu seigneur Martin Rosette, votre ami. A ces paroles, le vieillard soulevant un peu la tête, salua la duègne, lui fit signe de s'approcher, et lorsqu'elle fut près de son lit, lui dit d'une voix faible : Ma chère madame Marcelle, je rends grâces au ciel, de m'avoir laissé vivre jusqu'à ce moment. C'était l'unique chose que je désirais. Je craignais de mourir sans avoir la satisfaction de vous voir, et de vous remettre en mains propres cent ducats que feu votre époux, mon intime ami, me prêta pour me tirer d'une affaire d'honneur que j'eus autrefois à Bruges. Ne vous a-t-il jamais entretenue de cette aventure? Hélas! non, répondit la dame Marcelle, il ne m'en a point parlé. Devant. Dieu soit son âme ! il était si généreux, qu'il oubliait les services qu'il avait rendus à ses amis ; et bien loin de ressembler à ces fanfarons qui se vantent du bien qu'il n'ont pas fait, il ne m'a jamais dit qu'il eût obligé personne. Il avait l'âme belle, assurément, répliqua le vieillard, j'en dois être plus persuadé qu'un autre; et pour vous le prouver, il faut que je vous raconte l'affaire dont je suis heureusement sorti par son secours; mais comme j'ai des choses à dire qui sont de la dernière importance pour la mémoire du défunt, je serai bien aise de ne les révéler qu'à sa discrète veuve. Hé bien! dit alors la Chichona, vous n'avez qu'à lui faire ce récit en particulier. Pendant ce temps-là nous allons passer dans mon cabinet, cette jeune dame et moi. En achevant ces paroles elle laissa la duègne avec le malade, et entraîna Léonor dans une autre chambre, où, sans chercher de détours, elle lui dit : Belle Léonor, les moments sont trop précieux pour les mal employer. Vous connaissez de vue le comte de Belflor: il y a long-temps qu'il Vous aime et qu'il meurt d'envie de vous le dire; mais la vigilance et la sévérité de votre gouvernante ne lui ont pas permis jusqu'ici d'avoir ce plaisir. Dans son désespoir, il a eu recours à mon industrie; je l'ai mise en usage pour lui. Ce vieillard que vous venez de voir, est un jeune valet-de-chambre du comte, et tout ce que j'ai fait n'est qu'une ruse que nous avons concertée pour tromper votre gouvernante et vous attirer ici. Comme elle achevaît ces mots, le comte, qui était caché derrière une tapisserie, se montra, yet courant se jeter aux pieds ce Léonor: Madame, lui dit-il, pardonnez de stratagème à un amant qui ne pouvait plus vivre sans vous parler. Si cette obligeante personne n'eût pas trouvé moyen de me procurer cet avantage, j'allais m'abondonner à mon désespoir. Ces paroles, prononcées d'un air touchant par un homme qui ne déplaisait pas, troublèrent Léonor. Elle demeura quelque temps incertaine de la réponse qu'elle y devait faire ; mais enfin, s'étant remise de son trouble, elle regarda fièrement le comte, et lui dit : Vous croyez peut-être avoir beaucoup d'obligation à cette officieuse dame qui vous a si bien servi; mais apprenez que vous tirerez peu de fruit du service qu'elle vous a rendu. En parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle. Le comte l'arrêta : Demeurez, lui dit-il, adorable Léonor; daignez un moment m'entendre. Ma passion est si pure, qu'elle ne doit point vous alarmer. Vous avez sujet, je vous l'avone, de vous révolter contre l'artifice dont je me sers pour vous entretenir; mais n'ai-je pas jusqu'à ce jour inutilement es |