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vaisseau de la Compagnie, qui faisoit même route que nous, et nous commandoit. Jusqueslà, notre Voyage ne nous offrit rien de remar quable; mais nous devions nous ressentir bientôt de l'ébranlement général.

Je savois que, dans une traversée de trois ou quatre mois, peut-être de six, j'éprouverois plus d'un instant de désœuvrement et d'ennui; en conséquence, je m'étois précautionné làdessus, avant de partir, et j'avois emporté quelques Livres; parmi mes Traités d'Histoire naturelle, et mes Relations de Voyage, j'avois un la Caille. Je m'amusois de préférence à le lire; mais je me rappelle qu'un jour, tombant sur un passage anti-philantropique, et plein de fanatisme, je jetai tout-à-coup le Livre avec humeur, et me promis bien de n'en pas continuer la lecture. Voici ce passage: «L'usage » d'aller à la chasse des Nègres fugitifs et bri» gands, comme à celle des animaux sauvages, » n'a rien qui puisse choquer la délicatesseEuro»péenne; dumoment où des hommes utiles dans » la Société renoncent à leur état, par un esprit » de libertinage et de cupidité, ils se dégradent » au dessous des bêtes, et méritent les plus rigou

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>> reux traitemens. » Mais depuis, réfléchissant au caractère humain, doux et si tolérant, dont on fait par-tout honneur à ce Savant, je repris son Livre et j'y trouvai ces réflexions : « Pré> jugé à part, lequel est préférable à l'autre, de » celui qui cultive les Arts et qui invente des >> exceptions contraires aux règles de la loi na»turelle, ou de celui qui, content du premier né» cessaire, se conduit suivant les maximes d'une » équité stricte et scrupuleuse?» Je me rappelai alors que les Lettres et les Sciences avoient perdu l'Abbé de la Caille, avant qu'il eût mis la derniere main à son Journal; et je rejetai sur l'ignorance barbare de l'Editeur ce paragraphe infame, qui ne pouvoit, en aucune manière, être échappé à la plume d'un Prêtre, d'un Savant, d'un Philosophe.

Le premier Février 1781, étant par trois degrés nord de la ligne, nous fûmes avertis, au point du jour, qu'on découvroit une voile à l'horizon; le Mercure étoit alors en avant presque hors de vue, et nous avions un Calme plat; toutes nos lunettes furent inutilement braquées; ce ne fut qu'à neuf beures du matin que nous pûmes distinguer

et reconnoître que ce n'étoit qu'un petit bâtiment. Les uns le croyoient François, d'autres soutenoient qu'il étoit Anglois; chacun raisonnoit à sa façon, et formoit des conjectures, en attendant les certitudes. On s'aperçut, quelques heures après, qu'il se faisoit remorquer par deux chaloupes, et qu'il venoit à nous, à force de rames. C'étoit, assuroit-on alors, un bâtiment en détresse qui s'approchoit pour demander du secours; nous le laissions arriver fort tranquillement. Vers les trois heures après midi, le voyant à la demi-portée, nous assurâmes notre Pavillon par un coup de canon en blanc; mais nous fûmes étrangement surpris de recevoir, dans notre dunette, un boulet qui fut suivi de toute la bordée; le Corsaire en même temps arbora pavillon Anglois.

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Je chercherois en vain à peindre l'étonnement, la stupéfaction de tout l'équipage dans cette aventure imprévue. Il n'y avoit peut-être pas sur le vaisseau un seul homme qui se fût jamais trouvé à une action. Le Capitaine et les Officiers, habitués à voyager paisiblement, n'avoient jamais commandé en pareille circonstance: attaqués de la sorte, sans s'y être attendus, sans

avoir eu le temps de faire aucuns préparatifs, ni même de se bastinguer, on se figure aisément quelle devoit être la consternation de ces pauvres gens. L'épouvante, et sur-tout la confusion étoient peintes sur tous les fronts. Les Officiers crioient à tue-tête; les Soldats, toutes recrues, qui n'avoient jamais chargé un fusil, ne savoient auquel entendre, à quoi répondre ; en un mot, à sept heures du soir, nous n'a vions pas encore brûlé une amorce. Le Corsaire nous canonnoit sans relâche; il nous sommoit de nous rendre, nous menaçant de nous couler à fond, sinous résistions plus long-temps. Notre Capitaine, dans une agitation convulsive, ne cessoit de lui crier qu'il n'étoit point maître. de se rendre ainsi à discrétion, qu'il falloit,' pour cela, s'adresser au Mercure, qui étoit son Commandant. Le bon-homme avoit entièrement perdu la tête.

Enfin, comme par miracle, un petit vent s'étant élevé, le Mercure s'approche et demande à notre Capitaine pourquoi on ne tiroit pas ; il lui répond qu'il avoit attendu ses ordres, et que c'étoit au Commandant à donner le signal pour se battre; excuse tout-à-fait plai

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sante dans la bouche d'un marin attaqué par un petit bâtiment de seize pieces de huit, tandis qu'il en avoit trente-deux d'un plus gros calibre, plusieurs pierriers, et trois cents hommes, outre l'équipage!

Le Mercure commençant à tirer, nous commençâmes aussi à faire feu de tous les bords; et, quoique le Mercure se trouvât entre l'Anglois et nous, n'importe, nous tirions toujours. Nos gen que ce désordre favorisoit, s'étoient enivres à qui mieux-mieux; ils alloient, couroient sans savoir où, se heurtoient, chanceloient, revenoient sans savoir pourquoi; on crioit; on pleuroit d'un côté ; on juroit, on se cachoit d'un autre; le Chapelain lui-même sans doute pour se donner du courage, n'avoit pas craint de se livrer aux mêmes excès; je le vis, une lanterne à la main, descendre à la Sainte-Barbe remplie de ving-cinq milliers de poudre destinés pour Ceylan, et en rapporter, sans la moindre précaution, de quoi faire des cartouches; car il est à remarquer qu'il n'y en avoit pas une seule de provision, et que, depuis le matin, on n'avoit pas songé à en préparer.

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