Imágenes de páginas
PDF
EPUB

ment perfuadée que le faux Martin Guerre étoit le véritable. Elle fe livra entierement à l'Impofteur, qui pendant plus de trois ans la pofféda, & en eut deux enfans, l'un defquels mourut peu de tems après fa naiffance.

On n'a jamais mieux imité un mari, Jupiter ne joua pas mieux fon rolle à l'égard d'Alcmene (a). Bien des gens croiront que Bertrande de Rols aida à fe tromper elle-même, parceque l'erreur lui plaifoit ; & ne penferont point qu'une reffemblance foit fi exacte qu'elle puiffe parfaitement imposer à une femme à qui un mari se décele entierement. Qu'on ait eu une longue habitude & une grande familiarité avec une perfonne, non feulement fes traits, fon port, fa démarche, fa voix dans fes inflexions, fes geftes ordinaires, s'imprimeront vivement dans notre efprit ; mais un je ne fçai quoi dans fon air, dans fes façons. On faifit ce qui feroit imperceptible à

(a) La Fable nous apprend que Jupirer, amoureux d'Alcmene femme d'Amphitrion Prince Thebain, prit la figure de ce mari dans fon absence. Il fit la nuit qu'il paffa avec Alcmene plus longue que les nuits ordinaires. De ce mariage naquit Hercule qu'on appella Amphitrionade: ce qui nous montre que les enfans qui naiffent durant le cours du m8riage appartiennent au mari

tout. autre. Il n'eft pas poffible qu'un Impofteur ait ce je ne fçai quoi ces différences fi délicates : à plus forte raison une femme, à qui rien n'échape dans un mari, doit elle être à l'abri de l'Impofteur qui veut le repréfenter. Son imagination la doit faire revenir d'abord d'une erreur qui l'aura furprise, parcequ'elle comparera l'idée du mari abfent avec l'Impofteur en original Mais, comme les abfens ont tort auprès de certaines femmes, on voudra peut être croire que cet original eut raifon auprès de Bertrande de Rols, étant confronté avec l'idée qui représentoit un absent. Quoi qu'il en foit, Pierre Guerre, oncle de Martin Guerre, & plufieurs autres perfonnes ayant ouvert les yeux, les ouvrirent à Bertrande de Rols, en lui rappellant les véritables idées de fon mari. Elle mit l'Impofteur entre les mains de la Juftice, l'ayant fait arrêter fur la plante qu'elle readit, & fur l'information qui fut faite en conféquence pardevant le Juge de Rieux. Elle demanda dans une Requête, qu'il fût condamné à une amende envers le Roi à demander pardon à

Dieu, au Roi, & à elle, tête décou verte, & pieds nuds & en chemife, te, nant une torche ardente en fes mains; difant que faullement, témérairement, traîtreufement, il l'a abufée en prenant le nom & fuppofant la perfonne de Martin Guerre, dont il fe repent, & lui demande pardon ; qu'il foit condamné envers elle à une amende de dix mille livres, aux dépens dommages & intérêts: voilà quelles furent fes conclufions. Ceux qui l'ont déja condamnée diront, qu'étant laffe de l'Impofteur, ou plûtôt s'étant brouillée. avec lui, elle prit la réfolution de le perdre, & de s'en délivrer; que les femmes paffent facilement d'une extrémité à l'autre, & que, fi l'Impofteur avoit eu plus d'adreffe & de complaifance, il auroit paré fon infortune. Mais comme je ne fuis point natutellement malin, j'aime mieux, en confervant la vertu de Bertrande de Rols, lui attribuer une grande facilitê, & même plûtôt une grande indigence d'efprit. Sur ce principe je croirai qu'elle a pû ètre abufée par l'Impofteur; qu'ayant douté enfuite elle n'a pas eu la force d'éclaircir fon doute, & qu'elle a mieux a mé y perlé

[ocr errors]

vérer que de faire un éclat. Je croirai que la vérité lui envoyoit de tems en tems des éclairs, qu'elle retomboit après cela dans des tenebres qu'elle n'avoit pas le courage de diffiper. Voilà l'état où elle fut pendant le regne de l'Impofteur. Enfin cette même facilité qu'elle a eue à croire le faux Martin Guerre l'a entraînée à croire Pierre Guerre,& à pourfuivre l'Impofteur. Les gens faciles agiffent ordinairement par les impreffions d'autrui. Defenfe du Arnaud du Tilh allégua d'abord pour faux Martin fa défenfe, pardevant le Juge de Rieux,

Guerre.

que nul malheur n'égaloit le fien, puifqu'il avoit une femme & des parens qui avoient le cœur fi mauvais que de lui contefter fon état & fon nom, pour le dépouiller de fon bien, qui pouvoit valoir fept à huit mille livres ; que Pierre Guerre, qui lui intentoit ce Procès,étoit guidé par une animofité dont la cupidité étoit la fource; que les gendres de fon oncle époufoient fa paffion; que pour fatisfaire à leur avarice ils l'accufoient de prendre le nom de Martin Guerre, & d'en fuppofer la perfonne; qu'ils avoient fuborné sa femme, & l'avoient engagée aux dépens de fon honneur dans cette accufa

tion calomnieufe, inouïe & horrible dans la bouche d'une femme légitime: accufation qui étoit le comble du crime le plus noir, fi elle n'étoit pas l'ouvrage de fa facilité.

Il faifoit enfuite fon Hiftoire, en racontant la caufe de fon abfence, & rendoit compte de la vie qu'il avoit menée depuis ; difant qu'il avoit fervi le Roi à la guerre pendant fept ou huit années; qu'il avoit paflé enfuite au fervice du Roi d'Efpagne, où il avoit été quelque mois; qu'enfin brûlant du defir de revoir fa femme, fon enfant, fes parens, fa patrie, il étoit revenu à Artigues; que malgré le changement que le tems avoit fait à fon vifage puisqu'étant parti ayant du poil follet au menton, il étoit revenu ayant de la barbe, il avoit eu pourtant la fatisfaction d'être reconnu par ce même Pierre Guerre fon oncle, qui avoit la barbarie à préfent de le vouloir méconnoître ; que ce même oncle l'avoit comblé alors de careffes, & qu'il n'avoit perdu fon amitié que parcequ'il lui avoit demandé compte de fa gef tion & de fes revenus, que celui-ci avoit adminiftrés pendant fon abfence; que s'il avoit voulu lui facrifier

« AnteriorContinuar »