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leur noble père, qui avait gardé aux comédiens, comme on peut le voir dans Gil Blas, une rancune bien méritée. Cependant Le Sage pardonna à ses deux enfants, et mème il allait souvent applaudir l'aîné, qui s'appelait Monmenil, et quand Monmenil mourut, avant son père, Le Sage le pleura, et jamais, depuis ce temps, il ne remit le pied à la comédie. Son troisième fils, le frère de ces deux comédiens, était un bon chanoine de Boulogne-sur-Mer; ce fut chez lui que se retira Le Sage, avec sa femme et sa fille, dignes objets de sa tendresse, et qui firent tout le bonheur de ses derniers jours. Un des plus affables gentilshommes de ce temps-là, qui eût été remarqué par son esprit quand bien même il n'eût pas été un grand seigneur, M. le comte de Tressan, gouverneur de Boulogne-sur-Mer, a pu voir encore le digne vieillard la dernière année de sa vie : sur ce beau visage ombragé d'épais cheveux blancs, on pouvait deviner que l'amour et de génie avaient passé par là. Le Sage se levait de très-bonne heure, et tout d'abord il se mettait à chercher le soleil; peu à peu les rayons lumineux tombant sur lui, la pensée revenait à son front, le mouvement à son cœur, le gesto à sa main, le regard perçant à ses deux yeux; à mesure que le soleil montait dans le ciel, cette pensée ressuscitée apparaissait, de son côté, plus brillante et plus nette, si bien que vous aviez tout à fait devant vous l'auteur du Gil Blas. Mais, hélas! toute cette verve tombait à mesure que s'éloignait le soleil, et quand la nuit était venue, vous n'aviez plus sous les yeux qu'un bon vieillard qu'il fallait ramener à sa maison.

Ainsi il s'est éteint un soir d'été; le soleil s'était montré bien haut dans le ciel ce jour-là, et il n'était pas tout à fait couché quand Le Sage appela sa famille pour la bénir. Il n'avait guère moins de quatre-vingt-dix ans quand il est mort. Pour vous donner une idée de la popularité dont cet homme a joui, même pendant son vivant, je finirai par cette anecdote : Quand parut le Diable Boiteux, en 1707, le succès de cette admirable et ingénieuse satire de la vie humaine fut si grand, le public trouva si charmantes les vives épigrammes qu'il renferme, que le libraire fut obligé d'en faire deux éditions en huit jours; le dernier de ces huit jours, deux

gentilshommes, l'épée au côté, comme c'était l'usage, entrèrent dans la boutique du libraire pour acheter le roman nouveau : ún seul exemplaire restait à vendre. L'un de ces gentilshommes veut l'avoir, l'autre le réclame; comment faire? Aussitôt, voilà nos deux acharnés lecteurs qui tirent leur épée et qui se battent au premier sang et au dernier Diable Boiteux.

Mais qu'auraient-ils done fait, je vous prie, s'il eût été question cette fois du Diable Boiteux illustré par Tony Johannot?

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Quel diable c'est que le Diable boiteux. Où et par quel hasard don Cleophas Leandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui.

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NE nuit du mois d'octobre couvrait d'épaisses ténèbres la célèbre ville de Madrid: déjà le peuple, retiré chez lui, laissait les rues libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs plaisirs sous les balcons de leurs

maîtresses; déjà le son des guitares

causait de l'inquiétude aux pères et alarmait les maris jaloux; enfin il était près de minuit lorsque don Cleophas Leandro Perez Zambullo, écolier d'Alcala, sortit brusque

ment par une lucarne d'une maison où le fils indiscret de la déesse de Cythère l'avait fait entrer. Il tâchait de conserver sa vie et son honneur, en s'efforçant d'échapper à trois ou quatre spadassins qui le suivaient de près pour le tuer, ou pour lui faire épouser par force une dame avec laquelle ils venaient de le surprendre.

Quoique seul contre eux, il s'était défendu vaillamment, et il n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevé son épée dans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits; mais il trompa leur poursuite à la faveur de

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l'obscurité. Il marcha vers une lumière qu'il aperçut de loin, et qui, toute faible qu'elle était, lui servit de fanal dans une conjoncture si périlleuse. Après avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou, il arriva près d'un grenier d'où sortaient les rayons de cette lumière et il entra dedans par la fenêtre, aussi transporté de joie qu'un pilote

qui voit heureusement surgir au port son vaisseau menacé du naufrage.

Il regarda d'abord de toutes parts; et, fort étonné de ne trouver personne dans ce galetas, qui lui parut un appartement assez singulier, il se mit à le considérer avec beaucoup d'attention. Il vit une lampe de cuivre attachée au plafond, des livres et des papiers en confusion sur une table, une sphère et des compas d'un côté, des fioles et des cadrans de l'autre; ce qui lui fit juger qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses observations dans ce réduit.

Il rêvait au péril que son bonheur lui avait fait éviter, et délibérait en lui-même s'il demeurerait là jusqu'au lendemain ou s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long soupir auprès de lui. Il s'imagina d'abord que c'était quelque fantôme de son esprit agité, une illusion de la nuit; c'est pourquoi, sans s'y arrêter, il continua ses réflexions.

Mais, ayant ouï soupirer pour la seconde fois, il ne douta plus que ce ne fût une chose réelle; et, bien qu'il ne vît personne dans la chambre, il ne laissa pas de s'écrier : Qui diable soupire ici? C'est moi, seigneur écolier, lui répondit aussitôt une voix qui avait quelque chose d'extraordinaire; je suis depuis six mois dans une de ces fioles bouchées. Il loge en cette maison un savant astrologue qui est magicien c'est lui qui, par le pouvoir de son art, me tient enfermé dans cette étroite prison. Vous êtes donc un esprit? dit don Cleophas, un peu troublé de la nouveauté de l'aventure. Je suis un démon, repartit la voix. Vous venez ici fort à propos pour me tirer d'esclavage. Je languis dans l'oisiveté; car je suis le diable de l'enfer le plus vif et le plus laborieux.

Ces paroles causèrent quelque frayeur au seigneur Zam

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