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demandait, et donnait quand on ne lui demandait pas, est mort sans le récompenser : il ne lui a laissé que ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misère, et parmi les fous.

Je ne veux plus vous en faire observer qu'un : c'est celui qui, les coudes appuyés sur sa fenêtre, paraît plongé dans une profonde rêverie. Vous voyez en lui un scnor hidalgo de Tafalla, petite ville de Navarre il est venu demeurer à Madrid, où il a fait un bel usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaître tous les beaux esprits et de les régaler ce n'était chez lui tous les jours que festins; et quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se moquassent de lui en le grugeant, il n'a pas été content qu'il n'ait mangé avec eux son petit fait. Il ne faut pas douter, dit Zambullo, qu'il ne soit devenu fou de regret de s'être si sottement ruiné. Tout au contraire, reprit Asmodée, c'est de se voir hors d'état de continuer le même train.

Venons présentement aux femmes, ajouta-t-il. Comment donc, s'écria l'écolier, je n'en vois que sept ou buit! il y a moins de folles que je ne croyais. Toutes les folles ne sont pas ici, dit le Démon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout à l'heure, dans un autre quartier de cette ville, où il y a une grande maison qui en est toute pleine. Cela n'est pas nécessaire, répliqua don Cleophas; je m'en tiens à celle-ci. Vous avez raison, reprit le boiteux ; ce sont presque toutes des filles de distinction: vous jugez bien, à la propreté de leur linge, qu'elles ne sauraient être des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leur folie.

Dans la première loge est la femme d'un corrégidor, à qui la rage d'avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l'esprit; dans la seconde, demeure l'épouse d'un trésorier général du conseil des Indes: elle est

devenue folle de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui de la duchesse de Medina-Coeli; dans la troisième, fait sa résidence une jeune veuve de famille marchande, qui a perdu le jugement, de regret d'avoir manqué un grand seigneur qu'elle espérait épouser; et la quatrième est occupée par une fille de qualité nommée dona Beatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur.

Cette dame avait une amie qu'on appelle dona Mencia : elles se voyaient tous les jours. Un chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les rendit bientôt rivales: elles se disputèrent vivement son cœur, qui pencha du côté de dona Mencia; de sorte que celle-ci devint femme du chevalier.

Dona Beatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un dépit mortel de n'avoir pas eu la préférence; et elle nourrissait, en bonne Espagnole, au fond de son cœur un violent désir de se venger, lorsqu'elle reçut un billet de don Jacinthe de Romarate, autre amant de dona Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'étant aussi mortifié qu'elle du mariage de sa maîtresse, il avait pris la résolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait enlevée.

Cette lettre fut très-agréable à Béatrix, qui, ne voulant que la mort du pécheur, souhaitait seulement que don Jacinthe ôtât la vie à son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si chrétienne satisfaction, il arriva que son frère, ayant eu par hasard un différend avec ce même don Jacinthe, en vint aux prises avec lui, et fut percé de deux coups d'épée, desquels il mourut. Il était du devoir de dona Béatrix de poursuivre en justice le meurtrier de son frère; cependant elle négligea cette poursuite, pour donner le temps à don Jacinthe d'attaquer le chevalier de Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si

cher intérêt que celui de leur beauté. C'est ainsi qu'en use Pallas, lorsque Ajax a violé Cassandre; la déesse ne punit point à l'heure même le Grec sacrilége qui vient de profaner son temple; elle veut auparavant qu'il contribue à la venger du jugement de Pâris. Mais, hélas! dona Béatrix, moins heureuse que Minerve, n'a pas goûté le plaisir de la vengeance. Romarate a péri en se battant contre le chevalier; et le chagrin qu'a eu cette dame de voir son injure impunie a troublé sa raison.

Les deux folles suivantes sont l'aïeule d'un avocat et une vieille marquise la première, par sa mauvaise humeur, désolait son petit-fils, qui l'a mise ici fort honnêtement pour s'en débarrasser; l'autre est une femme qui a toujours été idolâtre de sa beauté; au lieu de vieillir de bonne grâce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber en ruine; et enfin, un jour, en se considérant dans une glace fidèle, la tête lui tourna.

Tant mieux pour cette marquise, dit Leandro : dans le dérangement où est son esprit, elle n'aperçoit peut-être plus le changement que le temps a fait en elle. Non, assurément, répondit le Diable: bien loin de remarquer à présent un air de vieillesse sur son visage, son teint lui paraît un mélange de lis et de roses : elle voit autour d'elle les Grâces et les Amours; en un mot, elle croit être la déesse Vénus. Hé bien, répliqua l'écolier, n'est-elle pas plus heureuse d'être folle, que de se voir telle qu'elle est? Sans doute, repartit Asmodée. Oh çà, il ne nous reste plus qu'une dame à observer; c'est celle qui habite la dernière loge, et que le sommeil vient d'accabler, après trois jours et trois nuits d'agitation; c'est dona Emerenciana: examinez-la bien; qu'en dites-vous? Je la trouve fort belle, répondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une si charmante personne soit insensée? Par quel accident est-elle réduite en

cet état? Écoutez-moi avec attention, repartit le boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune.

Dona Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani,

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vivait tranquille à Siguença dans la maison de son père, lorsque don Kimen de Lizana vint troubler son repos par des galanteries qu'il mit en usage pour lui plaire. Elle ne se contenta pas d'être sensible aux soins de ce cavalier, elle eut la faiblesse de se prêter aux ruses qu'il employa pour lui parler, et bientôt elle lui donna sa foi en recevant la sienne.

Ces deux amants étaient d'une égale naissance; mais la

dame pouvait passer pour un des meilleurs partis d'Espague, au lieu que don Kimen n'était qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle à leur union. Don Guillem haïssait la famille des Lizana, ce qu'il ne faisait que trop connaître par ses discours, quand on la mettait devant lui sur le tapis ; il semblait même avoir plus d'aversion pour don Kimen que pour tout le reste de sa race. Emerenciana, vivement affligée de voir son père dans cette disposition, en concevait pour son amour un triste présage; elle ne laissa pourtant pas, à bon compte, de s'abandonner à son penchant, et d'avoir des entretiens secrets avec Lizana, qui s'introduisait de temps en temps chez elle la nuit, par le ministère d'une soubrette.

Il arriva une de ces nuits que don Guillem, qui par hasard était éveillé lorsque le galant entra dans sa maison, crut entendre quelque bruit dans l'appartement de sa fille, peu éloigné du sien; il n'en fallut pas davantage pour inquiéter un père aussi défiant que lui; néanmoins, tout soupçonneux qu'il était, Emerenciana tenait une conduite si adroite, qu'il ne se doutait nullement de son intelligence avec don Kimen; mais n'étant pas un homme à pousser la confiance trop loin, il se leva tout doucement de son lit, alla ouvrir une fenêtre qui donnait sur la rue, et eut la patience de s'y tenir jusqu'à ce qu'il vit descendre d'un balcon, par une échelle de soie, Lizana, qu'il reconnut à la clarté de la lune.

Quel spectacle pour Stephani, pour le plus vindicatif et le plus barbare mortel qu'ait jamais produit la Sicile, où il avait pris naissance! Il ne céda point d'abord à sa colère, et n'eut garde de faire un éclat qui aurait pu dérober à ses coups la principale victime que son ressentiment demandait il se contraignit, et attendit que sa fille fût levée le lendemain pour entrer dans son appartement : là, se voyant

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