demande que nous suivions le Tolédan, nous laisserons don Fadrique dans le navire de Tunis. Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où, étant arrivé, il mena ses nouveaux esclaves chez le bacha, et de là au marché où l'on a coutume de les vendre. Un officier du dey Mezzomorto acheta don Juan pour son maître, chez qui l'on employa ce nouvel esclave à travailler dans les jardins du harem. Cette occupation, quoique pénible pour un gentilhomme, ne laissa pas de lui être agréable, à cause de la solitude qu'elle demandait. Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait le flatter davantage que la liberté de s'occuper de ses malheurs. Il y pensait sans cesse; et son esprit, loin de faire quelque effort pour se détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se les retracer. : Un jour que, sans apercevoir le dey qui se promenait dans le jardin, il chantait une chanson triste en travaillant, Mezzomorto s'arrêta pour l'écouter il fut assez content de sa voix; et s'approchant de lui par curiosité, il lui demanda comment il se nommait le Tolédan lui répondit qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos de changer de nom, suivant la coutume des esclaves, et il avait pris celui-là, parce qu'ayant continuellement dans l'esprit l'enlèvement de Theodora par Alvaro Ponce, il lui était venu à la bouche plus tôt qu'un autre. Mezzomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plusieurs questions sur les coutumes d'Espagne, et particulièrement sur la conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait. : Alvaro, lui dit-il, tu parais avoir de l'esprit, et je ne te crois pas un homme du commun; mais qui que tu puisses être, tu as le bonheur de me plaire, et je veux t'honorer de ma confiance. Don Juan, à ces mots, se prosterna aux pieds du dey, et se leva après avoir porté le bas de sa robe à sa bouche, à ses yeux et ensuite sur sa tête. Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mezzomorto, je te dirai que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes de l'Europe. J'en ai une, entre autres, à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand-seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que son visage soit le soleil réfléchi; et sa taille paraît être la tige du rosier planté dans le jardin d'Éram. Tu m'en vois enchanté. Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une tristesse mortelle que le temps et mon amour ne sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point encore satisfaits; je les ai toujours domptés; et, contre l'usage ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que les plaisirs des sens, je me suis attaché à gagner son cœur par une complaisance et par des respects que le dernier des musulmans aurait honte d'avoir pour une esclave chrétienne. Cependant, tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds: mes regards favorables l'ont bientôt effacée; cette longue douleur fatigue ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que je fasse un effort encore je veux me servir de ton entremise. Comme l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourra prendre de la confiance en toi, et tu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui mon rang et mes richesses représente-lui que je la distinguerai de toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur d'être un jour la femme de Mezzomorto, et dis-lui que j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir la main. Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible pour s'en bien acquitter. C'est assez, répliqua Mezzomorto, abandonne ton ouvrage et me suis : je vais, contre nos usages, te faire parler en particulier à cette belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance; des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta témérité. Tâche de vaincre sa tristesse, et songe que ta liberté est attachée à la fin de mes souffrances. Don Juan quitta son travail, et suivit le dey, qui avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à recevoir son agent. Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître Mezzomorto. La belle esclave le salua avec beaucoup de respect, mais elle ne put s'empêcher de frémir ce qui lui arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en aperçut, et pour la rassurer: Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez peut-être bien aise d'entretenir si vous souhaitez le voir, je lui accorderai la permission de vous parler, et même sans témoin. La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. Je vais vous l'envoyer, reprit le dey puisse-t-il par ses discours soulager vos ennuis! En achevant ces paroles, il sortit; et rencontrant le Tolédan qui arrivait, il lui dit tout bas: Tu peux entrer; et, après que tu auras entretenu la captive, |