compense de ses services; mais je doute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au premier ministre. Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Leandro Perez, un gros et grand homme qui paraît faire l'important: à juger de sa condition par l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche seigneur. Ce n'est rien moins que cela, repartit Asmodée : c'est un hidalgo des plus pauvres, qui, pour subsister, donne à jouer sous la protection d'un grand. Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse observer. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi je vais vous en faire le détail. Il y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux auteurs castillans: ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette production singulière : ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole. Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en était effectivement répréhensible, et d'autant plus dangereux, qu'il était plus brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a décidé : il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des académiciens. de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne composeront plus de livres à l'avenir, et que même, pour mieux conserver la pureté de la langue castillane, ces académi ciens ne pourront être remplacés après leur mort que par des personnes de la première qualité. : Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en riant les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à craindre. Pardonnez-moi, repartit le Démon : les auteurs ennemis de cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont pas tous de l'académie de Tolède. Don Cleophas fut curieux d'apprendre qui était le cavalier habillé de velours gris-blanc, qu'il voyait en conversation avec le licencié. C'est, lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde espagnole; je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux, pour vous faire juger de son esprit, vous citer une repartie qu'il fit hier à une dame en fort bonne compagnie; mais, pour l'intelligence de ce bon mot, il faut savoir qu'il a un frère nommé don André de Prada, qui était, il y a quelques années, officier comme lui dans le même corps. Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don André, et lui dit : Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais nos familles sont différentes. Je sais que vous êtes d'une des meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas riche. Moi, je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y aurait-il pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon l'un et l'autre ? Avez-vous vos titres de noblesse? Don André répondit que oui. Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me les communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui travaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De mon côté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille pistoles. Sommes-nous d'accord? Don André fut ébloui de la somme il accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit depuis ce temps-là. Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du roi ; et là-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce jeune officier, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier. Non, madame, lui répondit-il; je n'ai pas cet honneur-là : c'est mon frère. L'écolier fit un éclat de rire à cette repartie, qui lui parut des plus plaisantes. Puis, apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un courtisan, il s'écria: Hé, bon Dieu! que ce petit homme, qui suit ce seigneur, lui fait de révérences! Il a sans doute quelque grâce à lui demander. Ce que vous remarquez là, reprit le Diable, vaut bien la peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un honnête bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs de Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en réputation. Il a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce seigneur, qui y a été prendre les eaux le bourgeois, en ce moment, prie très-affectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui s'en présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre service. Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne, lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est devenu excessivement riche en peu de temps, par la science des nombres il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand, et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et l'abondance. Il a un équipage pour lui, un pour sa femme, et un autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même, ces jours passés, et paya, argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait marchandé, et trouvé trop cher. Quelle insolence! dit Leandro. Un Turc qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant ne manquerait pas de le croire à la veille d'essuyer quelque fàcheux revers de la fortune. J'ignore l'avenir, dit Asmodée ; mais je ne puis m'empêcher de penser comme un Turc. Ah! qu'est-ce que je vois? continua le Démon avec surprise. Peu s'en faut que je ne doute du rapport de mes yeux! Je démêle dans cette salle un poëte qui n'y devrait pas ètre. Comment ose-t-il se montrer ici, après avoir fait des vers qui offensent des grands seigneurs espagnols? Il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui. Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur un écuyer. Remarquez comme, par considération, tout le monde se range pour lui faire place. C'est : le seigneur don Joseph de Reynaste et Ayala, grand juge de police il vient rendre compte au roi de ce qui est arrivé cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration. Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien. Il serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corregidors le prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui n'agissent que par humeur et par impétuosité; il ne fera point arrêter un homme sur le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un commis. Il |