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se hâta de sortir du bois avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de l'alguazil que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha lé– gèrement toute la nuit, sans tenir de route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins, à la vérité, pour se reposer, que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce frémissement agréable qui vous saisit au moment où vous allez prendre un grand plaisir : il y trouva de bonnes doubles pistoles; et, pour comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante.

Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle, et se rendit à Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, il loua une mule, sur laquelle il retourna dès le jour même à Salamanque.

Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa fable toute prête il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant point de son pays, quoiqu'il eût écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour, et que le soir précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis longtemps conten

tés, s'il eût eu des fermiers plus exacts à lui faire toucher

ses revenus.

Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui, dès le lendemain, tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes amis qui l'avaient abandonné dans sa misère ne surent pas plutôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à ses dépens; mais il se moqua d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il avait fait dans le bois, il leur rompit en visière. Au lieu de reprendre son premier train, il ne songea plus qu'à faire des progrès dans la science des lois, et l'étude devint son unique occupation.

Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui en pareil cas. Il avait pourtant dessein de les restituer quelque jour, si par hasard il découvrait à qui elles appartenaient : mais se reposant sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins une année après.

Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nommé Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour y chercher un sac rempli de pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre homme à la mendicité.

Je dirai, à la louange de Bahabon, que les reproches secrets que sa conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse où il y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. Mon ami, lui dit-il d'un

air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident qui vous est arrivé, et, la charité nous obligeant à nous aider les uns les autres à proportion de notre pouvoir, je viens vous apporter un petit secours; mais je voudrais savoir de vous-même votre triste aventure.

Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus; et, craignant qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que de les aller enterrer dans le bois où j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis ce jour malheureux, mon fils m'a pris tout ce que j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais, hélas! cette seule ressource qui me restait pour subsister m'a cruellement été ravie.

Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son affliction, et il répandit des pleurs en abondance. Don Pablos en fut attendri, et lui dit : Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes les traverses qui arrivent dans la vie : vos larmes sont inutiles; elles ne vous feront pas retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement sont perdues pour vous, si quelque fripon les possède. Mais que sait-on? elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien, qui ne manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous. Elles vous seront donc peut-être rendues, vivez dans cette espérance; et en attendant une restitution si juste, ajoutat-il en lui donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de buffle, prenez ceci, et me venez voir dans huit jours. Après lui avoir parlé de cette sorte, il lui

dit son nom et sa demeure, et sortit tout confus des remerciements que lui faisait Ambrosio, et des bénédictions qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses on se garderait bien de les admirer, si l'on en pénétrait les motifs.

Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon accueil, et lui dit affectueusement: Mon ami, sur les bons témoignages qui m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de contribuer autant qu'il me serait possible à vous remettre sur pied : j'y veux employer mon crédit et ma bourse.

Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce que j'ai déjà fait? Je connais quelques personnes de distinction qui sont très-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus que je vais vous donner. En même temps il entra dans son cabinet, d'où il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, en recevant de lui tant de doubles. pistoles, ne s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu que, par cette adresse, il parvenait plus sûrement à son but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa réputation avec sa conscience.

Aussi Ambrosio était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de l'argent restitué : il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête faite en sa faveur; et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il regagna sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement.

Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis qui n'était guère mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit :

Je pars dans deux jours pour aller m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre à la voile pour la Nouvelle-Espagne : je ne suis pas content de ma condition dans ce pays-ci, et le cœur me dit que je serai plus heureux au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant vous cent écus seulement.

Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo : j'entreprendrais volontiers ce voyage si j'étais sûr de gagner ma vie aux Indes. Là-dessus son ami lui vanta la fertilité de la Nouvelle-Espagne, et lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio, se laissant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salamanque, il eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait que, trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en profiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés.

Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par-là déconcerter le plan qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à Salamanque, il se consola insensiblement, et s'attacha plus que jamais à l'étude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès, tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfin pour son recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une profonde science; il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les vertus d'un homme de bien.

Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les pri

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