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Léonor. Elle se débarrassa de ses mains; et, ce qui jusqu'alors n'était arrivé à aucune fille, elle sortit de ce cabinet comme elle y était entrée.

Elle rejoignit promptement sa gouvernante. Venez, ma bonne, lui dit-elle, quittez ce frivole entretien : on nous trompe; sortons de cette dangereuse maison. Qu'y a-t-il, ma fille? répondit avec étonnement la dame Marcelle. Quelle raison vous oblige à vouloir vous retirer si brusquement? Je vous en instruirai, repartit Léonor. Fuyons: chaque instant que je m'arrête ici me cause une nouvelle peine. Quelque envie qu'eût la duègne de savoir le sujet d'une si brusque sortie, elle ne put s'en éclaircir sur-le-champ, il lui fallut céder aux instances de Léonor. Elles sortirent toutes deux avec précipitation, laissant la Chichona, le comte et son valet de chambre, aussi déconcertés tous trois que des comédiens qui viennent de représenter une pièce que le parterre a mal reçue.

Dès que Léonor se vit dans la rue, elle se mit à raconter avec beaucoup d'agitation à sa gouvernante tout ce qui s'était passé dans le cabinet de la Chichona. La dame Marcelle l'écouta fort attentivement; et lorsqu'elles furent arrivées au logis: Je vous avoue, ma fille, lui dit-elle, que je suis extrêmement mortifiée de ce que vous venez de m'apprendre. Comment ai-je pu être la dupe de cette vieille femme? J'ai fait d'abord difficulté de la suivre. Que n'ai-je continué! Je devais me défier de son air doux et honnête; j'ai fait une sottise qui n'est pas pardonnable à une personne de mon expérience. Ah! que ne m'avez-vous découvert chez elle cet artifice! je l'aurais dévisagée, j'aurais accablé d'inju– res le comte de Belflor, et arraché la barbe au faux vieillard qui me contait des fables. Mais je vais retourner sur mes pas, porter l'argent que j'ai reçu comme une véritable restitution ; et si je les retrouve ensemble, ils ne perdront rien

pour avoir attendu. En achevant ces mots, elle reprit sa mante qu'elle avait quittée, et sortit pour aller chez la Chichona.

Le comte y était encore; il se désespérait du mauvais succès de son stratagème. Un autre, en sa place, aurait abandonné la partie; mais il ne se rebuta point. Avec mille bonnes qualités, il en avait une peu louable : c'était de se laisser trop entraîner au penchant qu'il avait à l'amour. Quand il aimait une dame, il était trop ardent à la poursuite de ses faveurs; et quoique naturellement honnête homme, il était alors capable de violer les droits les plus sacrés pour obtenir l'accomplissement de ses désirs. Il fit réflexion qu'il ne pourrait parvenir au but qu'il se proposait sans le secours de la dame Marcelle, et il résolut de ne rien épargner pour la mettre dans ses intérêts. Il jugea que cette duègne, toute sévère qu'elle paraissait, ne serait point à l'épreuve d'un présent considérable; et il n'avait pas tort de faire un pareil jugement. S'il y a des gouvernantes fidèles, c'est que les galants ne sont pas assez riches, ou assez libéraux.

D'abord que la dame Marcelle fut arrivée, et qu'elle aperçut les trois personnes à qui elle en voulait, il lui prit une fureur de langue : elle dit un million d'injures au comte et à la Chichona, et fit voler la restitution à la tête du valet de chambre. Le comte essuya patiemment cet orage; et, se mettant à genoux devant la duègne pour rendre la scène plus touchante, il la pressa de reprendre la bourse qu'elle avait jetée, et lui offrit mille pistoles de surcroît, en la conjurant d'avoir pitié de lui. Elle n'avait jamais vu solliciter si puissamment sa compassion; aussi ne fut-elle pas inexorable : elle eut bientôt quitté les invectives; et comparant en elle-même la somme proposée avec la médiocre récompense qu'elle attendait de don Luis de Cespèdes, elle trouva qu'il y avait plus de profit à écarter Léonor de son devoir,

qu'à l'y maintenir. C'est pourquoi, après quelques façons, elle reprit la bourse, accepta l'offre des mille pistoles, promit de servir l'amour du comte, et s'en alla sur-le-champ. travailler à l'exécution de sa promesse.

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Comme elle connaissait Léonor pour un fille vertueuse, elle se garda bien de lui donner lieu de soupçonner son intelligence avec le comte, de peur qu'elle n'en avertît don Luis, son père; et, voulant la perdre adroitement, voici de quelle manière elle lui parla à son retour: Léonor, je viens de satisfaire mon esprit irrité; j'ai retrouvé nos trois fourbes; ils étaient encore tout étourdis de votre courageuse retraite. J'ai menacé la Chichona du ressentiment de votre père et de la rigueur de la justice, et j'ai dit au comte de Belflor toutes les injures que la colère a pu me

suggérer. J'espère que ce seigneur ne formera plus de pareils attentats, et que ses galanteries cesseront désormais d'occuper ma vigilance. Je rends grâce au ciel que vous ayez, par votre fermeté, évité le piége qu'il vous avait tendu. J'en pleure de joie. Je suis ravie qu'il n'ait tiré aucun avantage de son artifice; car les grands seigneurs se font un jeu de séduire de jeunes personnes. La plupart même de ceux qui se piquent le plus de probité ne s'en font pas le moindre scrupule, comme si ce n'était pas une mauvaise action que de déshonorer des familles. Je ne dis pas absolument que le comte soit de ce caractère, ni qu'il ait envie de vous tromper; il ne faut pas toujours juger mal son prochain; peut-être a-t-il des vues légitimes. Quoiqu'il soit d'un rang à prétendre aux premiers partis de la cour, votre beauté peut lui avoir fait prendre la résolution de vous épouser. Je me souviens même que dans les réponses qu'il a faites à mes reproches, il m'a laissé entrevoir cela.

Que dites-vous, ma bonne? interrompit Léonor. S'il avait formé ce dessein, il n'aurait déjà demandée à mon père, qui ne me refuserait point à un homme de sa condition. Ce que vous dites est juste, reprit la gouvernante; j'entre dans ce sentiment; la démarche du comte est suspecte, ou plutôt ses intentions ne sauraient être bonnes; peu s'en faut que je ne retourne encore sur mes pas pour lui dire de nouvelles injures. Non, ma bonne, repartit Léonor; il vaut mieux oublier ce qui s'est passé, et nous venger par le mépris. Il est vrai, dit la dame Marcelle; je crois que c'est le meilleur parti; vous êtes plus raisonnable que moi. Mais d'un autre côté, ne jugerions-nous point mal des sentiments du comte? que savons-nous s'il n'en use pas ainsi par délicatesse? Avant que d'obtenir l'aveu d'un père, il veut peut-être vous rendre de longs services, mériter de vous plaire, s'assurer de votre cœur, afin que votre union ait plus de charmes.

Si cela était, ma fille, serait-ce un grand crime que de l'écouter? Découvrez-moi votre pensée; ma tendresse vous est connue; vous sentez-vous de l'inclination pour le comte, ou auriez-vous de la répugnance à l'épouser?

A cette malicieuse question, la trop sincère Léonor baissa les yeux en rougissant, et avoua qu'elle n'avait nul éloignement pour lui; mais, comme sa modestie l'empêchait de s'expliquer plus ouvertement, la duègne la pressa de nouveau de ne lui rien déguiser. Enfin, elle se rendit aux affectueuses démonstrations de la gouvernante. Ma bonne, lui dit-elle, puisque vous voulez que je vous parle confidemment, apprenez que Belflor m'a paru digne d'être aimé. Je l'ai trouvé si bien fait, et j'en ai ouï parler si avantageusement, que je n'ai pu me défendre d'ètre sensible à ses galanteries. L'attention infatigable que vous avez à les traverser m'a souvent fait beaucoup de peine, et je vous avouerai qu'en secret je l'ai plaint quelquefois, et dédommagé, par mes soupirs, des maux que votre vigilance lui fait souffrir. Je vous dirai même qu'en ce moment, au lieu de le haïr après son action téméraire, mon cœur, malgré moi, l'excuse, et rejette sa faute sur votre sévérité.

Ma fille, reprit la gouvernante, puisque vous me donnez lieu de croire que sa recherche vous serait agréable, je veux vous ménager cet amant. Je suis très-sensible, repartit Léonor en s'attendrissant, au service que vous voulez me rendre. Quand le comte ne tiendrait pas un des premiers rangs à la cour, quand il ne serait qu'un simple cavalier, je le préférerais à tous les autres hommes; mais ne nous flattons point: Belflor est un grand seigneur, destiné sans doute pour une des plus riches héritières de la monarchie. N'attendons pas qu'il se borne à la fille de don Luis, qui n'a qu'une fortune médiocre à lui offrir. Non, non, ajouta-t-elle, il n'a pas pour moi des sentiments si favorables; il ne me

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