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il trouva en même temps, et à sa grande joie, à présent qu'il était lui-même, qu'il ne marchait plus à la suite de personne, il trouva que le métier était devenu bien plus facile : cette fois, il était à l'aise dans cette fable qu'il disposait à son gré; il respirait librement dans cet espace qu'il s'était ouvert; rien ne gênait son allure, non plus que sa fantaisie poétique. A la bonne heure! le voilà enfin le suprême modérateur de son œuvre; le voilà tel que le voulait le parterre, tel que nous l'espérions tous.

Cette heureuse comédie, qui est, sans nul doute, la première œuvre de Le Sage, a pour titre Crispin rival de son maître. Quand il l'eut achevée, Le Sage, reconnaissant de l'accueil que la cour avait fait à Don César Ursin, voulut aussi que la cour eût les prémices de Crispin rival de son maître : il se souvenait avec tant de bonheur que les premiers applaudissements qu'il reçut étaient partis de Versailles! Le voilà donc qui produit sa comédie à la cour. Mais, hélas! cette fois, l'opinion de la cour était changée; sans égard pour les applaudissements de Versailles, le parterre de Paris avait sifflé Don César Ursin; Versailles à son tour, et comme pour prendre sa revanche, siffla Crispin rival de son maître. Avouez que, pour un esprit moins fort, il y avait de quoi se troubler à tout jamais, et ne plus rien comprendre ni au succès ni à la chute de ses œuvres. Heureusement, Le Sage en appela du public de Versailles au parterre de Paris, et autant Crispin rival de son maître avait été sifflé à Versailles, autant cette charmante comédie fut applaudie à Paris. Cette fois, ce n'était pas seulement pour donner un démenti à la cour que la ville applaudissait; Paris avait retrouvé, en effet, dans cette comédie nouvelle, toutes les qualités de la comédie véritable, l'esprit, la grâce, l'ironie facile, la plaisanterie inépuisable, beaucoup de franchise, beaucoup de malice et aussi un peu d'amour.

Quant à ceux qui voudraient tourner en accusations les sifflets de Versailles, ceux-là doivent se souvenir que plus d'un chef-d'œuvre, sifflé à Paris, s'est relevé par le suffrage de Versailles : les Plaideurs de Racine, par exemple, que la cour a renvoyés au poëte avec des applaudissements merveilleux, avec les grands rires de Louis XIV,

qui sont venus délicieusement troubler le sommeil de Racine, à cinq heures du matin. Heureux temps, au contraire, quand les poëtes avaient pour les approuver, pour les juger, cette double juridiction, quand ils pouvaient en appeler des censures de la cour aux louanges de la ville, des sifflets de Versailles aux applaudissements de Paris!

Maintenant voilà René Le Sage à qui rien ne fait plus obstacle; il a deviné sa vocation véritable, qui est la comédie; il a compris ce qu'on peut faire de l'espèce humaine, et à quels fils légers est suspendu le cœur humain. Ces fils d'or, de soie ou d'airain, il les tient dans sa main à cette heure, et vous verrez comme il sait s'en servir. Déjà dans cette tète, qui porte Gil Blas et sa fortune, fermentent les récits les plus charmants du Diable Boiteux. Faites silence! Turcaret va paraître, Turcaret, que n'eût pas oublié Molière si Turcaret eût vécu de son temps; mais il fallut attendre encore que la France eût échappé au règne si correct de Louis XIV, pour voir arriver après l'homme d'église, après l'homme de guerre, cet homme sans cœur et sans esprit, que l'on appelle l'homme d'argent. Dans une société comme est la nôtre, l'homme d'argent est un de ces pouvoirs bâtards et effrontés qui poussent dans les affaires de chaque jour, comme le champignon pousse sur le fumier. On ne sait pas d'où vient cette force inerte, on ne sait pas comment elle se maintient à la surface des choses; nul ne peut dire comment elle disparaît après avoir jeté son phosphore d'un instant. Il faut, en vérité, qu'une époque soit bien corrompue et bien infâme pour remplacer par l'argent l'épée du soldat; par l'argent la sentence du magistrat; par l'argent l'intelligence de l'homme de guerre; par l'argent le sceptre du roi lui-même. Une fois qu'une nation en est arrivée là, d'adorer l'argent à genoux, ne lui demandez plus ni beaux-arts, ni poésie, ni amour : elle est abrutie comme l'était le peuple juif agenouillé devant le veau d'or. Heureusement, de toutes les puissances éphémères de ce monde, l'argent est la puissance la plus éphémère on lui tend la main droite, il est vrai, mais on le soufflette de la main gauche; on se prosterne jusqu'à terre quand il passe, oui; mais quand il est passé

on lui donne du pied au derrière ! Voilà ce que Le Sage a merveilleusement compris, comme un grand poëte comique qu'il était. Il a trouvé le côté ridicule et affreux de ces hommes dorés qui se partagent nos finances, valets enrichis de la veille, qui, plus d'une fois, par une méprise toute naturelle, ont monté derrière leur propre carrosse. Ainsi est fait Turcaret. Le poëte l'a affublé des vices les plus honteux, des ridicules les plus déshonorants; il arrache de ce cœur abruti par l'argent les sentiments les plus naturels; et cependant, même dans cette affreuse peinture, Le Sage est resté dans les limites de la comédie, et pas une seule fois, dans cet admirable chef-d'œuvre, le mépris et l'indignation ne font place à l'éclat de rire. Ce fut donc à bon droit que toute la race des gens de finances, à peine eut-elle entendu parler de Turcaret, s'ameuta contre le chef-d'œuvre; ce fut dans tous les riches salons de Paris, parmi la finance qui prêtait son argent aux grands seigneurs, et parmi les grands seigneurs qui empruntaient de l'argent à la finance, un tolle général, un haro universel. Jamais le Tartufe de Molière ne trouva plus d'opposition parmi les dévots, que Turcaret ne trouva d'opposition parmi les financiers. Et, pour nous servir du mot de Beaumarchais à propos de Figaro, il fallait autant d'esprit à Le Sage pour faire représenter sa comédie, qu'il lui en avait fallu pour l'écrire; mais, cette fois encore, le public, qui est le maître tout-puissant dans ces sortes de chefs-d'œuvre, fut plus fort que l'intrigue. Monseigneur le grand dauphin, ce prince illustre par sa piété et par sa vertu, protégea la comédie de Le Sage, comme son aïeul Louis XIV avait protégé la comédie de Molière; alors les financiers, voyant que tout était perdu du côté de l'intrigue, en appelèrent à l'argent, qui est la dernière raison de ces sortes de parvenus, comme le canon est la dernière raison des rois. Cette fois encore l'attaque fut inutile: le grand poëte refusa une fortune pour faire jouer sa comédie; et certes il a fait là un grand marché, préférable cent mille fois à toutes les basses fortunes qui se sont dissipées et perdues dans la rue Quincampoix. De Turcaret le succès fut immense; le Parisien s'égaya avec un rare bonheur de ces loups cerviers voués au plus cruel ridicule.

Que si Le Sage avait tardé plus longtemps à faire représenter son chef-d'œuvre, ces hommes-là auraient disparu pour faire place à d'autres, et ils auraient emporté avec eux la comédie qu'ils auraient payée; c'était donc un chef-d'œuvre perdu à tout jamais, et jamajs, que nous sachions, l'agiotage ne nous aurait porté un coup plus funeste.

Qui le croirait cependant? après cet ouvrage éminent qui devait le rendre le maître de la comédie française, Le Sage fut bientôt obligé de s'éloigner de cet ingrat théâtre qui ne le comprenait pas. Il renonça, lui, l'auteur de Turcaret, à la grande comédie, pour écrire, en se jouant, la comédie frivole, de petits actes mêlés de couplets qui faisaient la joie du théâtre de la foire Saint-Laurent, du théâtre de la foire Saint-Germain. Malheureux exemple que Le Sage a donné là en dépensant sans prévoyance tout son esprit, au jour le jour, sans pitié pour lui-même, sans profit pour personne. Quoi! l'auteur de Turcaret remplir tout à fait le même office que M. Scribe, perdre son temps, son style et son génie, à cette comédie légère qu'un souffle emporte! Et les comédiens français ne se sont pas inquiétés, et ils n'ont pas été se jeter aux genoux de Le Sage, le priant et le suppliant de prendre sous sa protection toute-puissante ce théâtre élevé par le génie et par les soins de Molière! Mais ces comédiens imbéciles ne savaient rien prévoir.

Toujours est-il que s'il avait renoncé au Théâtre-Français, Le Sage n'avait pas renoncé à la grande comédie. Toutes les comédies qui l'obsédaient au dedans de lui-même, il les entassa dans ce grand livre qui a nom Gil Blas, et qui résume à lui seul la vie humaine. Que dire de Gil Blas qui n'ait pas été déjà dit? Comment louer dignement le seul livre véritablement gai de la langue française? L'homme qui a écrit Gil Blas s'est placé au premier rang parmi tous les écrivains de ce monde; il s'est fait par la toutepuissance de sa plume le cousin germain de Rabelais et de Montaigne, le grand-père de Voltaire, le frère de Cervantes, le frère cadet de Molière. Il est entré de plein droit dans la famille des poëtes comiques qui ont été eux-mêmes des philosophes; dans

cette même veine a été encore écrit le Bachelier de Salamanque, qui serait un charmant livre si le Gil Blas n'existait pas, si surtout, avant que d'écrire son Gil Blas, il n'avait pas écrit ce charmant livre intitulé le Diable Boiteux.

Donc, sauve qui peut! le Diable est lâché dans la ville, un Diable tout français, qui a l'esprit, la grâce et la vivacité de Gil Blas. Allons, prenez garde à vous, vous les ridicules et les vicieux, qui avez échappé à la grande comédie; car, par un effet de cette baguette toute-puissante, non-seulement vos maisons, mais encore vos âmes, seront de verre tout à l'heure. Gare à vous! car Asmodée, le terrible railleur, va plonger son œil impitoyable dans ces intérieurs que vous croyez si bien cachés, et à chacun de vous il racontera son histoire secrète; il vous frappera sans pitié de cette béquille d'ivoire qui ouvre toutes les portes et tous les cœurs; il proclamera tout haut vos ridicules et vos vices. Nul n'échappe à ce gardien vigilant, à cheval sur sa béquille, qui glisse sur les toits des maisons les mieux fermées, et qui en devine les ambitions, les jalousies, les inquiétudes, les insomnies surtout. Considéré sous le rapport de l'esprit sans fiel et de la satire qui rit de tout, et sous le rapport du style, qui est excellent, le Diable Boiteux est peut-être le livre le plus français de notre langue; c'est peut-être le seul livre qu'eût signé Molière après le Gil Blas.

Telle fut cette vie toute remplie des plus charmants travaux et aussi des plus sérieux; cet homme qui était né un grand écrivain, et qui a porté jusqu'à la perfection le talent d'écrire, a marché ainsi de chef-d'œuvre en chef-d'œuvre sans jamais s'arrêter. On ne sait pas au juste le nombre de ses pièces; à soixante-quinze ans, il écrivait encore un volume de mélanges; il est mort sans se douter lui-même à quelle gloire il était réservé. Aimable et gai philosophe, il a été jusqu'à la fin plein d'esprit et de bon sens; causeur agréable, ami fidèle, père indulgent, il s'était retiré dans la petite ville de Boulogne-sur-Mer, où il était devenu sans façon un bon bourgeois, à qui chacun prenait la main sans trop se douter que c'était un homme de génie. Des trois fils qu'il avait eus, deux s'étaient faits comédiens, à la grande douleur de

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