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qui, étant lui-même riche de sept millions d'or, n'a point eu de honte de nous laisser ces excellens discours sur la pauvreté, que tout le monde admire dans ses ouvrages. Par quelle règle de philosophie, s'écrioit Suillius, Séneque a-t-il acquis, en quatre ans de faveur, plus de sept millions d'or? Il lui reprochoit que sa principale étude étoit de courir après les testamens, de prendre comme dans un filet ceux qui n'avoient point d'enfans, et de remplir l'Italie et les provinces de ses usures: (1) Qud sapientia, quibus philosophorum præceptis, intra quadriennium regiæ amicitiæ, ter millies sestertiúm paravisset? Romæ testamenta et orbos, velut indagine ejus capi, Italiam et provincias immenso fœnore hauriri.

Tout l'argent de l'État étoit entre les mains de quelques grands, des publicains, et de certains affranchis plus riches que leurs patrons. Personne n'ignore que ce magnifique amphithéâtre qui portoit le nom de Pompée (2), et qui pouvoit contenir jusqu'à quarante mille personnes, avoit été bâti des deniers de Démétrius son affranchi (3). Quem non puduit, dit Sénéque, locupletiorem esse Pompeio.

Pallas, autre affranchi, et aussi riche que Sénéque, pour avoir refusé une gratification de l'empereur Claude son maître, en fut loué solennellement en plein sénat, et comparé à ces anciens Romains

(1) Tac. Ann. 1. XIII, c. 42. (2) Dion. Cass. lib. XXXIX. (3) Seneq de. Tranq. animo, cap. 8.

dont nous venons de parler, si célébres par leur désintéressement. On voulut même conserver la mémoire de son refus par une inscription que la flatterie dicta. On trouve, dit Pline, sur le chemin de Tibur, un monument où on lit ces mots : « Le sénat « a décerné à Pallas les ornemens de la préture, et « cent cinquante mille (1) grands sesterces: mais il a « refusé l'argent, et s'est contenté des honneurs et « des distinctions attachés à cette dignité (2). » Et fixum est ære publico senatusconsultum, quo libertinus sestertium ter millies possessor, antiquæ parcimoniæ laudibus cumulabatur.

Quelle modération pour un affranchi, qui, (3) riche de plus de sept millions d'or, vouloit bien se contenter des ornemens de la préture! Mais quelle honte pour Rome de voir cet affranchi, à peine échappé des chaînes de la servitude, paroître, dit Pline, avec les faisceaux, lui qui autrefois étoit sorti de son village les pieds nus et blanchis de la craie dont on marquoit les esclaves: (4) Undè cretatis pedibus advenisset!

Je ferois un livre au lieu d'une préface, si j'entrois dans le détail du luxe des Romains, et si j'entreprenois de représenter la magnificence de leurs bâtimens, la richesse de leurs habits, les pierreries dont ils se paroient, ce nombre prodigieux d'escla

(1) Trois millions sept cent cinquante mille livres. —(2) Tac. Ann. 1. XII, c. 53. (3) Plin. lib. VII, ep. 29; l. VIII, ep. 6. (4) Id. I. XXXV, c. 58.

ves, d'affranchis, et de cliens dont ils étoient environnés en tout temps, et sur-tout la dépense et la profusion de leurs tables.

Dans le temps même de la république, ils n'étoient point contens, dit Pacatus (1), si, au milieu de l'hiver, les roses ne nageoient sur le vin de Falerne qu'on leur présentoit; et si, dans l'été, on ne l'avoit fait rafraîchir dans des vases d'or. Ils n'estimoient les festins que par le prix des mets qu'on y servoit. Il falloit, au travers des périls de la mer, leur aller chercher les oiseaux du Phase; et, pour comble de corruption, on commença, après la conquête de l'Asie, à introduire dans ces festins des chanteuses et des baladines.

Les jeunes gens en faisoient l'objet de leurs ridicules affections; ils se frisoient comme elles, ils affectoient même d'imiter le son de leur voix, et leur démarche lascive; ils ne surpassoient ces femmes perdues que par leur mollesse et leur lâcheté. (2) Capillum frangere, et ad muliebres blanditias vócem extenuare, mollitie corporis certare cum fœminis, et immundissimis se excolere munditiis, nostrorum adolescentium specimen est.

Aussi Jules-César, qui connoissoit la fausse délicatesse de cette jeunesse efféminée, ordonna à ses soldats, dans la bataille de Pharsale, au lieu de lancer de loin les javelots, de les porter droit au visage; (3)

(1) Panegyr. Theod. Augusti. (2) Sen. Rhet. Contróv. I. I. — (3) Flor. lib. IV. cap. 2.

Miles, faciem feri. Et il arriva, comme ce grand homme l'avoit prévu, que ces jeunes gens, idolâtres de leur beauté, se tournèrent en fuite, de peur de s'exposer à être défigurés par des blessures et des

cicatrices.

Quelle ressource pour la liberté! ou, pour mieux dire, quel augure d'une servitude prochaine ! Il n'en falloit point d'autre que de voir un État où la valeur étoit moins considérée que le luxe, où le pauvre of. ficier languissoit dans les honneurs obscurs d'une légion, pendant que les grands tâchoient de couvrir leur lâcheté, et d'éblouir le public, par la magnificence de leur train, et par l'éclat de leur dépense.

Sævior armis

Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem.

JUVEN. sat. 6, v. 291.

Un luxe aussi général eut bientôt consumé les biens des particuliers. Pour fournir à une dépense si excessive, après avoir vendu ses maisons et ses terres, on vendit, par d'indignes adoptions, et par des alliances honteuses, le sang illustre de ses ancêtres; et, quand on n'eut plus rien à vendre, on trafiqua de sa liberté. Le magistrat comme le simple citoyen, l'officier et le soldat, portèrent leur servitude où ils crurent trouver leur intérêt. Les légions de la république devinrent les légions des grands et des chefs de parti: et, pour attacher le soldat à leur fortune, ils dissimuloient ses brigandages, et négli

geoient la discipline militaire, à laquelle leurs ancêtres devoient leurs conquêtes, et la gloire de la république.

Le luxe et la mollesse étoient passés de la ville jusques dans le camp. On voyoit une foule de valets et d'esclaves, avec tout l'attirail de la volupté, suivre l'armée comme une autre armée. César, après avoir forcé le camp de Pompée dans les plaines de Pharsale, y trouva des tables dressées comme pour des festins (1). « Les buffets, dit-il, plioient sous le poids des vases d'or et d'argent; les tentes étoient accommodées de gazons verts; et quelques unes, comme celle de Lentulus, pour conserver le frais, étoient ombragées de rameaux et de lierre. » En un mot, il vit, du côté qu'il força, le luxe et la débauche; et, dans l'endroit où on se battoit encore, le meurtre et le carnage: (2) Alibi prælia et vulnera, alibi popinæ, simul cruor et strues corporum, juxta scorta et scortis simile.

Après cela, faut-il s'étonner si des hommes qui recherchoient les voluptés au milieu même des périls, et qui ne s'exposoient aux périls que pour pouvoir fournir à leurs plaisirs, aient vu ensevelir leur liberté dans les champs de Pharsale? Au lieu que, tant que cette liberté, si précieuse aux premiers Romains, avoit été sous la garde de la pauvreté et de la tempé

(1) Cæs. de Bel. civil. lib. III. — (2) Tacit. Hist. lib. III. c. 83,

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