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ce qu'ils vouloient faire eux-mêmes de cette foule d'esclaves dont ils avoient rempli l'Italie; ces esclaves, aussi inutiles pendant la guerre, que dangereux par leur nombre en temps de paix. S'adressant ensuite au petit peuple, il lui représentoit ses propres malheurs d'une manière touchante et propre à exciter son indignation. « Les bêtes sauvages, leur disoit-il, ont des «tanières et des cavernes pour se retirer, pendant que « les citoyens de Rome ne se trouvent pas un toit ni «< une chaumière pour se mettre à couvert de l'injure «< du temps; et que, sans séjour fixe ni habitation, ils <«<errent, comme de malheureux proscrits, dans le sein « même de leur patrie. On vous appelle, ajouta-t-il, « les seigneurs et les maîtres de l'univers. Quels sei« gneurs! Quels maîtres! Vous à qui on n'a pas laissé << seulement un pouce de terre qui pût au moins vous «< servir de sépulcre.

Quoique Tiberius eût moins en vue de remédier à la pauvreté des particuliers, que de repeupler la campagne, d'où il croyoit que dépendoit la fortune de la république, cependant de pareils discours, qu'il tenoit souvent, lui attiroient les louanges et l'affection de la multitude. Chacun se félicitoit d'avoir un tribun si éclairé et si plein de zèle pour les intérêts du peuple. Tiberius ayant établi son crédit, et trouvant les esprits dans cette chaleur et cette agitation si nécessaires pour le succès de ses desseins, convoqua l'assemblée où l'on devoit procéder à la publication, ou pour mieux dire, au renouvellement de la loi Licinia.

Tiberius en fit voir la justice avec tant d'éloquence,

il fit une peinture si affreuse de la misère du petit peuple et des habitants de la campagne, et en même temps il sut rendre si odieuse cette usurpation des terres publiques, et ces richesses immenses que l'avarice et l'avidité des grands avoient accumulées, que tout le peuple, comme transporté de fureur, demanda les bulletins avec de grands cris pour pouvoir donner ses suffrages.

Les riches, pour éloigner la publication de la loi, détournèrent adroitement les urnes où l'on conservoit ces bulletins. Cette fraude excita l'indignation du tribun et la colère du peuple: il s'éleva mille bruits confus dans l'assemblée. Les riches, qui ne vouloient que gagner du temps, envoyèrent deux consulaires (a) à Tiberius, pour le prier d'apaiser le peuple, et de rétablir le calme dans la ville.

Le tribun leur demanda ce qu'il pouvoit faire sans manquer à son devoir et à son honneur: « Suspendez «< aujourd'hui, lui dirent les deux consulaires, la pro

position de la loi : donnez aux esprits trop aigris le << temps de se rapprocher de l'équité et de la raison; et <«< pendant ce temps-là le sénat trouvera les moyens de «< concilier les différents partis. » Tiberius y consentit, et l'assemblée fut congédiée. On convoqua le sénat le lendemain. Tiberius comptoit sur la condescendance ordinaire de cette compagnie, et il se flattoit que la crainte d'une sédition obligeroit les sénateurs à relâcher enfin une partie des terres contestées : et effectivement il y en eut plusieurs qui, par un principe d'é

(a) Manlius et Fulvius.

quité, étoient d'avis qu'on eût quelque égard aux plaintes du tribun et à la misère du peuple. Mais ceux qui y étoient intéressés, s'étant trouvés en plus grand nombre, s'opposèrent à toute composition. Les riches, qui craignoient d'être dépouillés d'une partie de leurs terres, sur lesquelles ils avoient élevé de superbes bâtiments, au seul nom de Tiberius frémissoient de colère et d'indignation. Les uns disoient qu'ils avoient reçu ces terres de leurs ancêtres, que leurs pères y étoient enterrés, et qu'ils défendroient leurs sépulcres jusqu'à la mort. D'autres demandoient qu'on leur rendit la dot de leurs femmes, qu'ils avoient employée dans ces sortes d'acquisitions : et il y en avoit qui faisoient voir des contrats, vrais ou faux, de Fargent qu'ils avoient emprunté à gros intérêts pour acheter les terres dont on vouloit les déposséder. On forma différents projets pour arrêter la publication de la loi. Quelques uns étoient d'avis de se défaire du tribun, qu'ils traitoient detyran; d'autres, plus modérés, proposoient différents moyens pour empêcher l'assemblée du peuple. Mais enfin on eut recours à la voie d'opposition, dont le sénat s'étoit servi plusieurs fois utilement. Il n'étoit question pour cela que de gagner seulement un des tribuns du peuple, qui, par le privilège de sa charge, avoit droit, comme nous l'avons déjà dit, de s'opposer aux propositions de ses collègues. Le parti des riches s'adressa à M. Octavius: quoiqu'il fût ami de Tiberius, il ne fallut ni prières ni promesses pour le gagner. Son propre intérêt le fit entrer dans cette cabale, et il se chargea de résister à Tiberius avec d'autant plus d'ar

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deur, qu'il possédoit actuellement une plus grande quantité de terres conquises que n'en permettoit la loi: ainsi on fut assuré de son opposition.

Cette négociation particulière ne fut pas conduite avec tant de secret, qu'il n'en revînt quelque chose à Tiberius; et on l'avertit en même temps qu'on avoit dessein de faire naître différents prétextes pour éloigner l'assemblée du peuple, ou pour empêcher qu'il ne s'y prît quelque résolution décisive; ce qui n'étoit pas difficile dans une ville où régnoit impérieusement la superstition, et où on ne pouvoit établir de lois sans avoir pris les auspices, et consulté les prêtres et les augures, qui ne manquoient jamais de rendre des réponses conformes aux intérêts du parti dominant.

Tiberius n'apprit qu'avec indignation tous les obstacles qu'on prétendoit opposer à l'exécution de ses desseins. Mais comme c'étoit un homme qui, sous des manières douces et insinuantes, conservoit un courage et une fermeté invincibles, rien ne fut capable de l'arrêter. Il s'adressa d'abord à son collègue: il le conjura, par les devoirs, mutuels de leur charge, et par les liaisons d'une ancienne amitié, de ne point s'opposer au bien du peuple, dont ils étoient les magistrats

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et les patrons; et pour le gagner, il lui offrit de l'indemniser, à ses propres dépens, de la valeur des terres qu'il seroit obligé de rendre. Octavius ne lui dissimula point qu'il étoit résolu de former son opposition à la publication d'une loi qui ne pouvoit manquer de jeter le trouble et la confusion dans toutes les familles de Rome. Il ajouta qu'il y trouveroit de plus grands obs

tacles qu'il ne pensoit. Et, pour ne pas paroître moins généreux que son collègue, il rejeta les offres qu'il lui faisoit, et parut inébranlable dans le parti qu'il avoit embrassé,

Tiberius, ayant réfléchi sur ce que son collègue venoit de lui dire, crut avoir trouvé un moyen d'éluder son opposition. Voulant éviter en même temps les délais artificieux dont on s'étoit servi tant de fois pour éloigner les assemblées du peuple, ou pour empêcher qu'il ne s'y prêt des résolutions décisives, il suspendit par un nouvel édit tous les magistrats de leurs fonctions, jusqu'à ce que la loi eût été approuvée ou rejetée par les suffrages du peuple. Il scella lui-même de son sceau les portes du temple de Saturne, où les coffres de l'épargne étoient déposés, afin que les questeurs et les trésoriers n'y pussent entrer; il soumit à de grosses amendes tous les magistrats qui ne défèreroient pas à son ordonnance.

Après avoir pris ces précautions, il convoqua une nouvelle assemblée du peuple. Le jour en étant arrivé, il commanda à un greffier de lire publiquement la loi dont il sollicitoit la réception. Octavius ne manqua pas de s'y opposer, et de défendre à l'officier de faire cette lecture. Cette concurrence fit naître des contestations très vives entre les deux tribuns. Mais on observa que, malgré la chaleur avec laquelle chacun soutenoit son sentiment, il n'échappa jamais, ni à l'un ni à l'autre, une seule parole dont ils se pussent offenser. Tiberius même, s'adressant à son collègue, avec ces manières engageantes qui lui gagnoient tous les cœurs,

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