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le conjura par leur ancienne amitié de ne s'opposer pas davantage aux intérêts du peuple, et de sacrifier généreusement ses engagements particuliers au bien de tant de pauvres familles dont il retardoit le soulagement. Octavius lui répondit, qu'il ne croyoit pas qu'on pût observer la loi qu'il proposoit, sans ruiner les premières maisons qui étoient le plus ferme soutien de là république, et exciter dans la ville un nombre infini de procès en garantie. Il ajouta, que quand même on pourroit, sans inconvénient, retirer des mains des propriétaires les terres qui excédoient la quantité de cinq cents journaux, cet excédant partagé en ce nombre infini de citoyens pauvres qui se trouvoient alors à Rome, leur seroit d'un foible secours; qu'ainsi il ne consentiroit jamais à la publication d'une loi qui ruineroit les riches, sans enrichir les pauvres.

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Les grands de Rome triomphoient de cette opposition mais Tiberius, plus habile ou plus hardi que tous ceux qui l'avoient précédé dans le tribunat, se soutint par une nouvelle entreprise et bien extraordinaire. «Puisque l'usage veut, dit-il en s'adressant à «l'assemblée, qu'un tribun, ne puisse proposer de nou«ve les lois quand quelqu'un de ses collègues s'y op« pose, il est juste que je défère à l'opposition d'Octavius. << Mais aussi comme le tribunat n'a été établi que dans << la vue de soulager le peuple, et que le tribun qui « s'éloigne de cet objet ruine le fondement de son ins«titution, je demande que le peuple décide par sés « suffrages, lequel d'Octavius ou de moi est le plus opposé à ses intérêts, et que celui de nous deux qui

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« sera trouvé avoir agi contre son dévoir, et abusé du privilège de l'opposition, soit déposé sur-le-champ. « Car, ajouta Tiberius, si le peuple romain, pour se « venger de la violence et de fimpudicité d'un seul homme, a bien pu ôter la couronne à un roi, et « même supprimer la dignité royale, qui comprend << souverainement l'autorité de toutes les magistratures, « qui doute que ce même peuple ne puisse abolir le « tribunat, s'il devenoit contraire à sa liberté, et à plus « forte raison déposer un tribun, s'il abuse des privilèges de sa charge, et s'il tourne contre le peuple « même une puissance qui ne lui a été confiée que pour <«< procurer son avantage?» Le peuple, qui trouve toujours de la justice dans ce qui lui est favorable, donna de grandes louanges à un raisonnement plus subtil que solide. L'expédient proposé par Tiberius fut approuvé tout d'une voix, et on convint de décider le lendemain lequel des deux tribuns seroit exclu du tribunat. Tiberius, qui avoit su faire de son intérêt celui du peuple, n'étoit pas en peine de son sort; mais comme il craignoit qu'Octavius ne refusât de compromettre sa dignité, il lui offrit, pour l'obliger à subir le jugement du peuple, et de le laisser convoquer lui-même l'assemblée, et d'y présider. Et afin de l'y déterminer, il ajouta, avec une indifférence apparente, que pour lui il sortiroit du tribunat avec encore plus de plaisir qu'il n'y

étoit entré.

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Octavius ne donna point dans ce piège; il savoit trop bien à quel point Tiberius, l'idole du peuple, étoit maître de ses suffrages; et d'ailleurs il n'avoit garde, ni

de convoquer l'assemblée, ni d'y présider, de peur de rendre légitimes, par ces démarches, des décrets dont il prévoyoit bien qu'il seroit la victime. Tiberius, sur son refus, convoqua lui-même l'assemblée pour le lendemain. Jamais il ne s'étoit fait à Rome une assemblée si nombreuse de ses citoyens. Riches et pauvres, le sénat, les grands et les premiers de la ville, s'y trouvèrent comme le petit peuple. C'étoit un spectacle bien nouveau que de voir deux tribuns aux prises, et ce spectacle n'auroit pas été désagréable aux sénateurs, si, dans ce fameux différent, la perte des terres publiques n'eût pas été attachée à la disgrace d'Octavius. Tiberius étant monté à la tribune aux harangues, exhorta de nouveau son collègue à se désister de son opposition. Mais voyant qu'il y persistoit avec fermeté, il proposa à l'assemblée lequel d'Octavius ou de lui le peuple romain vouloit déposer: on donna aussitôt les bulletins. De trente-cinq tribus dont il étoit alors composé, dixsept avoient déjà commencé à donner leur voix contre Octavius: et il ne falloit plus que les suffrages d'une tribu pour le déclarer déposé, lorsque Tiberius voulant faire un nouvel effort pour le gagner, fit surseoir la délibération; et adressant la parole à Octavius, il le conjura dans les termes les plus pressants de ne s'attirer point par son opiniâtreté un si grand affront, nì à luimême le chagrin d'avoir été réduit à déshonorer son collègue et son ami,

On observa qu'Octavius ne put entendre ces paroles sans en être attendri, que les larmes même lui en vinrentaux yeux mais ayant porté sa vue du côté du sénat,

il eut honte de lui manquer de parole, et il répondit enfin courageusement à Tiberius qu'il pouvoit achever son ouvrage. Ce tribun, indigné de son attachement à la faction des riches, fit continuer de recueillir les suffrages: Octavius fut déposé; on l'arracha de son tribunal, et le peuple en fureur l'auroit encore, insulté, si les grands, dont il s'étoit fait la victime, n'eussent facilité sa retraite.

L'opposition étant ainsi levée par la destitution du magistrat même qui l'avoit formée, la loi Licinia fut rétablie tout d'une voix. On élut ensuite trois commissaires ou triumvirs pour en presser l'exécution. Le peuple lui déféra la première place de cette commis sion, et il eut encore le crédit de se faire donner pour collègues Appius Claudius son beau-père, et C. Grac chus son frère, quoique ce jeune Romain n'eût pas plus de vingt ans, et qu'il fit actuellement ses premières armes au siège de Numance sous Scipion, son beaufrère. Le peuple, par un nouvel effet de sa complaisance, donna la place d'Octavius à Mutius, homme obscur, et qui n'avoit d'autre mérite que la recommandation de Tiberius; en sorte que ce magistrat plébéien maître absolu du tribunat, et supérieur au sénat entier par son pouvoir sur l'esprit du peuple, gouvernoit seul, pour ainsi dire, la république, du moins les autres magistrats ne pouvoient rien faire malgré lui; et, indépendamment des autres, il étoit toujours sûr du succès de tout ce qu'il entreprenoit.

Cet empire absolu dans une république étoit odieux au sénat et même à des pébéiens. Ses ennemis

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roient avantage; ils insinuoient qu'on avoit tout à craindre pour la liberté; et plusieurs disoient hautement que Cassius et Melius, qu'on avoit fait mourir, ne s'étoient jamais rendus si suspects. « Ne sait-on pas, <«< ajoutoient-ils, que quand il s'agit du salut de l'état, «<le seul soupçon est un crime punissable? Attendrons« nous à nous déclarer contre Tiberius que ses complices lui aient mis la couronne sur la tête? » Ces discours remplis de malignité diminuoient son crédit, et presque en même temps il se vit privé d'un de ses partisans les plus zélés. La mort précipitée de cet ami, et dont la causé étoit inconnue, fit soupçonner qu'elle n'avoit pas été naturelle.

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Les riches et les pauvres formoient alors deux partis très animés l'un contre l'autre, et qui ne cherchoient qu'à se détruire. Tiberius, dans la vue d'augmenter Panimosité du peuple, et pour faire comprendre qu'il craignoit d'être assassiné, laissoit voir qu'il étoit armé sous sa robe. Il prit des habits de deuil, comme on en usoit dans les plus grandes calamités; et faisant ap porter ses enfants, encore tout jeunes', sur la place et au milieu de l'assemblée, il les recommanda au peuple dans des termes qui faisoient comprendre qu'il désespéroit de son propre salut. Le peuple, à cet aspect, ne lui répondit que par des cris et des menaces contre les riches. Jamais on n'avoit vu tant de haine contre le sénat. Tiberius entretenoit cette aversion du peuple, tantôt en intéressant sa pitié, quelquefois par des motifs de vengeance, ou par de nouvelles vies d'intérêt. L'habile tribun excitoit ces differents sentiments tour

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