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encore plus odieux au peuple par cette crainte affectée; car on ne fut pas long-temps sans s'apercevoir qu'il ne s'étoit banni volontairement du commerce du monde que pour se préparer à y paroître avec plus d'éclat, et en état de venger la mort de son frère.

Il n'y avoit, comme on sait, que deux routes qui conduisoient également à toutes les dignités de la république, l'éloquence, et une grande valeur. Caïus s'étoit déjà signalé à la guerre de Numance sous les ordres du jeune Scipion, son général et son beaufrère. La mort de Tiberius, et la ruine de son parti, l'ayant obligé de disparoître, il employa tout le temps de sa retraite à l'étude de l'éloquence, et à se perfectionner dans le talent de la parole, si nécessaire dans un gouvernement républicain. Il s'ensevelit dans son cabinet; sa porte étoit fermée aux jeunes Romains de son âge et aux amis de sa maison. On l'oublia bientôt, et le frère de Tiberius, et le petit-fils du grand Scipion, étoit ignoré dans Rome. Les grands regardoient avec plaisir cette retraite comme un effet de la consternation où l'avoit jeté la mort de son frère, et comme une déclaration tacite qu'il n'osoit prendre de part au gouvernement.

Mais on ne fut pas long-temps sans s'apercevoir qu'il ne s'étoit éloigné des affaires que pour s'en rendre plus capable. Il sortit de sa retraite pour défendre un des amis de son frère, appelé Vectius, que le parti opposé vouloit perdre, sous prétexte de différents crimes dont on l'accusoit. Caïus entreprit sa défense;. il monta pour la première fois à la tribune aux ha

rangues. Le peuple ne l'y vit paroître qu'avec des acclamations et des transports de joie extraordinaires. Il crut voir renaître en sa personne un second Tiberius, et un nouveau protecteur des lois agraires. Cette bienveillance, dont il recevoit des témoignages si éclatants, lui inspira une confiance et une hardiesse peu ordinaires à ceux qui parlent en public pour la première fois, et il défendit son client avec tant d'éloquence, qu'il fut renvoyé absous par tous les suffrages de l'assemblée.

Après avoir, par une première action, essayé ses forces et la disposition des esprits, il crut, avant que de se jeter entièrement dans les affaires, avoir encore besoin de cette réputation que donnent la valeur et les armes. Il demanda et il obtint la charge de questeur de l'armée qui étoit alors en Sardaigne, sous les ordres du consul Oresta = an 627 de Rome =: c'étoit le premier emploi par lequel il falloit commencer pour entrer dans les dignités de la république. Plutarque, dans la vie de Caïus, nous apprend que personne à l'armée ne fit paroître plus de valeur contre les ennemis, et plus d'attachement pour la discipline militaire. On admiroit sur-tout, dans un âge si peu avancé, sa tempérance, et l'austérité de ses mœurs. Il n'en étoit pas moins civil ni moins complaisant. L'officier et le simple soldat qui avoient affaire à lui, par rapport aux fonctions de sa charge, se louoient également de sa douceur, de son exactitude, et sur-tout de sa probité et de son désintéressement. La pratique constante de tant de vertus n'étoit pas renfermée dans le camp

des Romains. Caïus traitoit avec la même humanité les sujets de la république qui dépendoient de sa charge. Le citoyen et le laboureur, comme le soldat, se louoient également de son intégrité. Sa réputation passa bientôt les mers, et Micipsa roi de Numidie et fils de Massinissa, ayant envoyé gratuitement du blé pour l'armée de Sardaigne, les ambassadeurs que ce prince avoit alors à Rome déclarèrent en plein sénat que le roi leur maître n'avoit fait cette libéralité qu'en considération de Caïus Gracchus, dont il révéroit la vertu. Cette déclaration réveilla la jalousie et la haine des grands. Des vertus trop éclatantes leur furent odieuses et suspectes; et, pour ravaler en quelque manière la gloire du questeur, et le rendre méprisable, ils chassèrent honteusement du sénat ces ambassadeurs, comme des barbares qui, par cette préférence, avoient manqué de respect pour leur compagnic.

Un traitement si indigne, et qui sembloit violer le droit des gens, fut bientôt su en Sardaigne : Caïus n'apprit qu'avec un vif ressentiment cet effet de la haine implacable des grands; son retour à Rome lui parut alors nécessaire pour y soutenir son crédit, et pour repousser un outrage qui le regardoit directement et qui n'avoit pour objet que de le rendre méprisable au peuple et parmi les nations étrangères. Il partit brusquement, et on le vit dans la place lorsqu'on le croyoit encore en Sardaigne. Les ennemis de sa maison, attentifs à toutes ses démarches, lui voulurent faire un crime de ce qu'il étoit revenu avant son général : on le cita devant les censeurs, il y comparut, et il dissipa facilement cette accusation.

Il fit voir qu'il avoit demeuré trois ans auprès de son général, quoiqu'il fût permis à un questeur de revenir à Rome au bout de l'an, et qu'ainsi il avoit servi deux ans plus que ne prescrivoient les lois. Il ajouta qu'il étoit revenu de Sardaigne sans argent, au lieu que tous ceux qui l'avoient précédé dans le même emploi s'y étoient enrichis, et qu'ils avoient rapporté non seulement leurs bourses pleines d'or et d'argent, mais qu'ils en avoient encore rempli les cruches et les vases qui leur avoient servi en passant dans cette île pour y porter du vin. On peut bien juger qu'avec de pareilles raisons il n'eut pas de peine à être absous. Ses ennemis, qui ne cherchoient qu'à l'éloigner des dignités où vraisemblablement la faveur du peuple l'alloit élever, lui suscitèrent une nouvelle accusation =an 628 de Rome. = Ils tentèrent de le rendre suspect d'une sédition qui s'étoit faite à Fregelle, ville dépendante de la république, et que le préteur Opimius, homme sévère et cruel, n'avoit dissipée que par la ruine entière de cette ville et la mort des principaux habitants. Ce sénateur, ennemi déclaré de la mémoire de Tiberius, dans le compte qu'il rendit en plein sénat de la conduite qu'il avoit tenue dans cette affaire, n'oublia rien pour faire comprendre que Caïus étoit le chef muet de ces mouvements. Il ajouta qu'il avoit découvert qu'il avoit entretenu des liaisons secrètes avec les premiers de cette ville, qu'il n'étoit pas vraisemblable qu'ils eussent formé le projet de se soustraire aux ordres du sénat s'ils n'avoient été assurés secrètement de la protection du peuple; et que, si

leur désobéissance avoit eu un heureux succès, ce n'auroit été peut-être que le signal d'une révolte contre la souveraineté de la république. Mais, comme tout ce que ce sénateur passionné avança contre Caius se trouvoit sans preuves, ses mauvais desscins n'eurent point de suite, et le jeune Gracchus ne crut point se pouvoir mieux venger de ses ennemis qu'en demandant hautement la charge de tribun du peuple. C'étoit attaquer le sénat par son endroit le plus sensible. Au seul nom de Gracchus, les grands, ci ceux sur-tout qui avoient tant d'intérêt qu'on ne fit pas revivre les lois agraires, frémissoient de colère. Il se fit comme une espèce de conspiration pour empêcher qu'il ne parvînt au tribunat; mais tout le peuple se déclara en sa faveur; et il accourut même de la campagne un si grand nombre de plébéiens pour lui donner leurs voix, que, la place ne pouvant contenir toute cette multitude, plusieurs montèrent sur les toits des maisons, d'où, par des voeux publics et des acclamations mêlées d'éloges, ils demandoient Caïus pour tribun et, comme dans cette sorte d'élection les voix se comptoient par têtes, le peuple, plus nombreux que la noblesse, l'emporta hautement, et obtint Caïus pour un de ses tribuns an 630 de Rome Il ne se vit pas plus tôt revêtu d'une dignité qui lui donnoit un pouvoir presque sans bornes, qu'il forma, sur le plan de son frère, des desseins encore plus hardis, et qu'il poussa même avec plus d'ardeur qu'il n'avoit fait. C'étoit le même esprit et les mêmes vues dans les deux fières, quoique de caractères différents. Tiberius, comme

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