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nous l'avons dit, cachoit une fermeté invincible sous une modération apparente : son éloquence étoit douce et insinuante; il vouloit plaire pour pouvoir persuader; il cherchoit à toucher ses auditeurs; et, quand il dépouilla Octavius du tribunat, il sembloit qu'il fût aussi touché que lui de sa disgrace, et qu'il n'y avoit que l'amour seul de la justice et l'intérêt du peuple qui l'eussent réduit à la triste nécessité de rendre son collègue malheureux.

Caïus se laissoit voir plus à découvert, aussi éloquent, mais plus vif dans ses expressions, et plus véhément que son frère. Son discours étoit orné de figures. pathétiques; il mêloit même des invectives à ses preuves et à ses raisons; son zèle pour les intérêts du peuple se tournoit en colère contre le sénat : il ne sortoit, pour ainsi dire, que des éclairs et des foudres de sa bouche, et il portoit la terreur jusque dans le fond de l'ame de ses auditeurs. Du reste, la fermeté de ces deux frères, l'amour qu'ils avoient pour la justice, leur intégrité, leur tempérance, leur éloignement des voluptés, leur attachement inviolable aux intérêts du peuple, sont des qualités qu'ils possédoient l'un et l'autre dans un degré égal.

On remarqua seulement que Caïus fit paroître plus de penchant pour la vengeance; défaut dont ces païens avoient fait une vertu, et qu'ils traitoient de grandeur de courage. Comme sa charge l'engageoit de parler souvent au peuple, quelque matière qu'il traitât, il faisoit toujours entrer dans son discours la manière inhumaine dont le sénat avoit fait périr son

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frère. « Qu'a servi à Tiberius, disoit-il, d'être né Romain, et dans le sein d'une république où toutes les < lois défendent de faire mourir aucun citoyen avant de l'avoir convaincu des crimes dont on l'accuse? « Le sénat, les patriciens, les grands, et les plus riches, «< ont assassiné à coups de bâton, non seulement un simple citoyen, mais un tribun du peuple, un ma<< gistrat public, et une personne sacrée. Leur fureur « ne s'est pas bornée à le priver de la vie; on les a vus «< après sa mort acharnés sur son corps, le traîner indi<< gnement dans les rues; et ils ont poussé leur inhu<< manité jusqu'à le jeter dans le Tibre pour le priver << des honneurs de la sépulture. » Par de pareils discours, également vifs et touchants, il s'attiroit la compassion du peuple en même temps qu'il en excitoit la haine et l'indignation contre le sénat et les grands. Après avoir jeté dans les esprits ces semences de haine et de division, il commença à travailler à sa propre vengeance par la proposition de deux édits nouveaux : le premier déclaroit infâme tout magistrat qui auroit été déposé par le jugement du peuple. On vit bien que cette loi regardoit Octavius, ce tribun que Tiberius avoit fait déposer: mais Plutarque nous apprend que Caïus, à la prière de Cornélie sa mère, dont Octavius étoit un peu allié, n'insista point sur la promulgation de cet édit.

(a) Par la seconde loi, et qu'il fit recevoir, il étoit ordonné que tout magistrat qui auroit exilé un citoyen

(a) Cicero, pro Cluentio, cap. 54, 55; pro Rabirio, de perduellione, cap. 4; pro domo suâ, cap. 13, 31.

romain sans observer les formalités prescrites par les lois, seroit tenu d'en rendre compte devant l'assemblée du peuple. Ce second édit n'avoit été proposé que pour faire périr Popilius, qui pendant sa préture avoit banni les amis et les partisans de Tiberius. Popilius n'attendit pas qu'on le fit citer, et comme il ne pouvoit ignorer que Caïus disposoit à son gré des suffrages de la multitude, et qu'ainsi il auroit pour juge sa partie et son ennemi, dans la crainte d'un jugement plus rigoureux, il se bannit lui-même de sa patrie.

Caius, par cet essai de son crédit, se voyant en état de tout entreprendre, forma de plus grands desseins, et dont l'objet étoit de faire passer du sénat à l'assemblée du peuple toute l'autorité du gouvernement. Ce fut dans cette vue qu'il fit un nouvel édit pour donner le droit de bourgeoisie et le titre de citoyens romains à tous les habitants du Latium, et il étendit depuis ce droit jusqu'aux Alpes. Il proposa en même temps que les colonies qui seroient peuplées de Latins eussent les mêmes privilèges que les colonies romaines; et il ajouta que celles qui n'avoient point le droit de suffrage dans l'élection des magistrats pussent cependant donner leurs voix quand il s'agiroit de recevoir de nouvelles lois. Par de parcilles propositions il augmentoit le nombre des suffrages du peuple; et ces nouveaux citoyens, qui lui devoient un si grand privilège, étoient pour ainsi dire à ses ordres, et suivoient l'impression de ses conseils comme ses clients et ses créatures.

Caïus, pour se rendre de plus en plus agréable à la multitude, fixa en sa faveur la vente du blé à un prix

très modique : quelques historiens prétendent même, que pendant son tribunat il fit faire une distribution gratuite des grains qu'on tira des greniers publics. Le peuple, qu'on gouverne toujours quand on sait lui procurer l'abondance, ne se lassoit point de donner des louanges à un magistrat qu'il ne croyoit occupé que, de sa subsistance: mais ces soins paroissoient dange reux au sénat, qui ne regardoit toutes ces nouveautés que comme des voies indirectes dont on se servoit pour saper son autorité; et ce qui mit le comble à sa haine contre le tribun, ce fut le changement qu'il in-troduisit dans les tribunaux où se rendoit la justice aux particuliers.

On les avoit tirés jusqu'alors du corps du sénat, et ce droit souverain tenoit les chevaliers et le peuple dans ce respect qu'on a toujours pour les arbitres des biens de la fortune. Caïus, à l'exemple de Tiberius son frère, résolut d'enlever au sénat cette partie de son autorité, et pour parvenir à ses fins il fit voir qu'Au-, relius Cotta et Manius Aquilius, des principaux du sénat, accusés de différentes concussions dont les. preuves étoient claires et constantes, avoient échappé à la rigueur des lois par la corruption de leurs juges. D'où il prit occasion ensuite de représenter au peuple qu'il ne devoit pas s'attendre d'obtenir jamais justice. dans des tribunaux où l'on voyoit présider les criminels mêmes, on du moins leurs parents et leurs complices: et il conclut par demander que l'administration de la justice litigieuse fût remise aux chevaliers, ou du moins qu'on tirât de cet ordre trois cents des plus con

sidérables, qui servissent d'assesseurs au sénat, et qui jugeassent toutes les affaires avec une égalité de suffrages et de pouvoir.

Le peuple reçut cette proposition avec les applaudissements qu'il donnoit à tout ce qui venoit de la part du tribun; et le sénat, confus de la collusion des juges dans l'affaire de Cotta et d'Aquilius, dont il venoit d'être convaincu, n'osa s'opposer à la loi : elle passa tout d'une voix, et le peuple plus puissant que le sénat par le nombre de ses suffrages, et qui idolâtroit Caïus, remit à lui seul le choix de ces trois cents chevaliers qui devoient entrer dans les magistratures de la ville : il ne nomma que ses amis et ses créatures. Par ces di vers changements qu'il introduisit dans le gouvernement, il se rendit également absolu dans Rome et dans toute l'Italie: cependant il faut convenir qu'il n'employoit cette autorité, si odieuse au sénat et si justement suspecte dans une république, que pour la gloire de sa patrie, et l'utilité de ses concitoyens. Il empêcha même quelquefois que d'autres magistrats ne portassent trop loin leur complaisance pour le peuple; et Fabius, propréteur d'Espagne, ayant extorqué des villes de son gouvernement du blé qu'elles ne devoient point, et qu'il envoya ensuite à Rome pour faire sa cour au petit peuple, Caïus, qui ne pouvoit souffrir ni injustice ni violence dans le gouvernement, fit ordonner par le peuple même que ce grain seroit vendu, qu'on en renverroit le prix aux villes et aux communautés qui l'avoient fourni. Le même décret portoit qu'il seroit fait une sévère réprimande au propréteur

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