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pour avoir, par de pareilles avanies, exposé la république aux plaintes et aux mécontentements de ses sujets et de ses alliés.

Ce décret, dont il étoit l'unique auteur, donna lieu à ses amis de faire valoir son amour pour la justice: mais ses ennemis au contraire publioient qu'ils ne voyoient dans cette conduite qu'un effet de sa jalousie, et qu'il étoit trop habile pour souffrir que d'autres magistrats entreprissent de gagner l'affection du peuple, et de partager avec lui son attachement et sa reconnoissance.

Caïus, sans s'embarrasser de ces bruits, ne cherchoit à soutenir les nouveautés qu'il avoit introduites que par de nouvelles entreprises, qu'il avoit l'art de revêtir toujours des apparences du bien public. Il proposa de faire construire des greniers publicš (a), où l'on pût conserver une assez grande quantité de grains pour prévenir la disette dans des années de stérilité. La proposition ayant été reçue, il se chargea de l'exécution, comme il faisoit ordinairement de tous les projets qu'il présentoit : lui-même conduisit l'ouvrage, et il le fit faire avec une magnificence digne de la grandeur des Romains. Tout lui passoit, pour ainsi dire, par les mains; il vouloit tout connoître par lui-même, et sous prétexte de veiller à ce qu'il ne se fit rien contre les intérêts du peuple, il rappeloit à lui-toute l'autorité du gouvernement. On le voyoit environné d'ambassadeurs, de magistrats, de gens de guerre, d'hommes de lettres, d'artisans, et d'ouvriers, sans que le nombre (a) Cicero, oratio pro P. Sextio, cap. 48.

et la différence des affaires l'embarrassassent tout le. monde admiroit son activité, et ses ennemis même ne pouvoient disconvenir de l'étendue et de la facilité de son esprit.

Mais c'étoit ces mêmes talents, et l'usage sur-tout qu'il en faisoit en faveur du peuple, qui le rendoient de plus en plus odieux au sénat et aux grands de. Rome; et ils attendoient avec impatience la fin de son tribunat et de son autorité. Les comices enfin arrivèrent; on tint l'assemblée pour l'élection des tribuns de l'année suivante. Caius ne fit aucun mouvement pour y avoir part; mais le peuple, qui se flattoit d'obtenir de nouveaux privilèges par son habileté, le nomma tribun pour la seconde fois = a =an 631 de Rome=; et on remarqua qu'il avoit été le premier citoyen qui ̧ fût parvenu à cette dignité sans l'avoir briguée.

Le sénat ne vit qu'avec un violent chagrin la continuation d'un magistrat qui lui enlevoit insensiblement toute son autorité. On tint différents conseils; les plus violents alloient à s'en défaire, et à le traiter comme on avoit fait son frère : mais la crainte d'exciter une sédition fit prendre une autre route, et qu'on peut regarder comme un des traits de la plus fine politique. On résolut avant que d'en venir aux voies de fait, et d'entreprendre de le faire périr à force ouverte, de tenter de diminuer et d'affoiblir la passion que le peuple avoit pour lui. Les plus habiles du sénat s'a-, dressèrent à Livius Drusus, son collègue : c'étoit un, homme qui n'avoit que de bonnes intentions, d'un esprit juste, mais borné, et qui, sans prendre de parti,

eût bien voulu pouvoir concilier des intérêts si opposés, et réunir les deux factions; mais un dessein si grand, et dans lequel les intérêts particuliers l'emportoient sur le général, étoit au-dessus de sa capacité et de son crédit. Les sénateurs qui s'adressèrent à lui le prirent par son foible, et le flattèrent de la gloire de donner la paix à la république. Drusus offrit avec joie son ministère. « On ne vous demande pas, lui dirent <«< ces habiles sénateurs, que vous vous déclariez contre « les intérêts du peuple qui vous a choisi pour un de << ses magistrats, ni même qu'à l'exemple d'Octavius << vous vous opposiez aux nouveautés que Caïus intro<< duit tous les jours: le sénat forme un plus noble pro<<< jet, et il n'exige vos soins, et l'intervention du meil. « leur tribun qu'ait jamais eu la république, que pour « rétablir la paix et l'union entre les différents ordres « de l'état. Proposez, si vous le jugez à propos, de «< nouvelles lois encore plus favorables, s'il se peut, <«< que celles de Caïus; le sénat approuvera tout. La << seule chose qu'on vous demande, c'est de déclarer «< publiquement que ces lois et ces édits que vous pro«< posez vous ont été inspirés par le sénat, et que vous ajoutiez qu'il n'a pour objet que le bien et l'utilité << de ses concitoyens. »

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Ce tour adroit eut tout le succès qu'on en pouvoit espérer. Drusus, qui ne trouvoit dans cette proposition rien de contraire à ses intérêts ni à ceux du peuple, cntra dans toutes les vues qu'on voulut lui inspirer. Si Caïus proposoit d'envoyer deux colonies dans deux villes dépendantes de la république, Drusus, pour

gratifier un plus grand nombre de pauvres familles, vouloit qu'on en repeuplât douze, et qu'on envoyât dans chacune de ces villes trois mille des plus pauvres citoyens. Caius ayant fait adjuger quelques terres incultes à des plébéiens, et ayant chargé ces terres de quelques cens et redevances, Drusus, pour renchérir pour ainsi dire sur son art de flatter le peuple, donna à des pauvres habitants la même quantité de ces terres quittes et franches de toute contribution; enfin Caïus ayant procuré aux Latins, comme nous l'avons déjà dit, le droit de suffrage dans les élections, Drusus, par une nouvelle ordonnance, ajouta que ces peuples étant faits citoyens de la république, il ne seroit plus libre à un capitaine romain de faire battre de verges un soldat de cette nation. Drusus à chaque proposition ne manquoit pas de dire, comme on l'avoit exigé de lui, qu'il ne servoit que d'interprète au sénat, qui l'avoit chargé d'en faire son rapport à l'assemblée. Cette conduite. adoucit les esprits; le sénat ne fut plus tant haï; les deux partis semblèrent se rapprocher : Drusus plut à la multitude par le mérite de la nouveauté, et partagea le crédit de Caïus; c'étoit l'objet du sénat. Caïus ne vit qu'avec un chagrin secret ce rival lui enlever une partie de la faveur du peuple; il le traita d'esclave du sénat : sa jalousie déplut aux plus honnêtes gens du peuple, et sa conduite à l'égard de Scipion l'Émilien, son beau-frère, fit douter si sa vertu étoit aussi pure qu'on l'avoit crue jusqu'alors.

Nous avons dit que Cornélie sa mère étoit fille de Scipion l'Africain ou du premier Scipion, et que le

second Scipion, fils de Paul-Émile, et qui avoit été adopté dans cette famille patricienne, avoit épousé Sempronia, la sœur des deux Gracques. Mais malgré cette double alliance, la différence et l'émulation des partis, cette animosité entre les patriciens et les plébéiens, au sujet du partage dés terres, avoit toujours empêché qu'il y eût une véritable union entre ces deux maisons : les Scipions s'étoient déclarés en plus d'une occasion ennemis de la famille Sempronia; les Gracques se plaignoient même que le jeune Scipion ne traitoit pas trop bien Sempronia sa femme, sous prétexte de sa stérilité, et on soupçonnoit en général tous les Scipions, qui s'étoient déclarés contre la loi de Tiberius, d'avoir contribué à la mort de ce tribun.

Cette querelle perpétuelle dans la république, que nous avons vue revivre de siècle en siècle, et qui passoit des pères aux enfants, se renouvela avec encore plus d'animosité depuis la mort de l'aîné des Gracques. Caïus suivoit toujours constamment le plan et les desseins de son frère; et, non content d'avoir enlevé au sénat ses tribunaux et son autorité, il entreprit de dépouiller les premières maisons de Rome de ces terres de conquêtes, qu'elles avoient à la vérité la plupart usurpées, mais dont la possession étoit presque aussi ancienne que la fondation et l'établissement de la république.

Caïus crut qu'il devoit ce grand sacrifice aux mânes de son frère, et qu'il étoit de son honneur de faire exécuter des lois dont la promulgation lui avoit coûté la vie. Il associa à son dessein Fulvius Flaccus, porzon

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