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le crédit et la considération de Caïus, son protecteur, s'affoiblissoient pendant son absence; le peuple commençoit à l'oublier, et donnoit toute sa confiance à Drusus, dont la réputation étoit pure, et la conduite pleine de modération. Caïus, jugeant de la diminution de son crédit par le péril où se trouvoit son ami, accourut en diligence à Rome pour ranimer sa faction: il quitta même en arrivant sa maison qui étoit au mont Palatin, et vint se loger auprès du marché dans un quartier habité par un nombre infini de petit peuple. proposa ensuite de nouvelles lois qui alloient toutes à l'avilissement de l'autorité du sénat: il devoit les faire recevoir dans la première assemblée; mais comme il doutoit du succès, et que son parti ne lui parut ni si nombreux ni si plein de cette chaleur qu'il avoit coutume de lui inspirer, il fit venir à Rome un grand nombre de ces peuples d'Italie auxquels il avoit procuré le droit de suffrage.

Le sénat, inquiet de cette foule d'étrangers qui remplissoient la ville, et qui sembloient n'être venus que pour y donner la loi, se servit de l'autorité du consul Fannius pour ordonner à tous ceux qui n'étoient pas habitants de Rome d'en sortir incessamment. Caïus, pour ne pas laisser pénétrer la diminution de son crédit, quoique depuis son retour d'Afrique il se sentit moins autorisé, fit publier une ordonnance toute contraire : il invitoit ces peuples à rester dans la ville, et il leur promettoit le secours des lois et la protection du peuple contre le décret du consul.

Cependant il vit depuis traîner en prison, par les

licteurs de Fannius, un de ces étrangers, son ami et son hôte, qu'on avoit arrêté exprès pour lui faire cette insulte. Il vit sa disgrace, et le mauvais traitement qu'on lui faisoit, sans s'y opposer; soit qu'il craignît d'exciter une guerre civile, ou que, sentant son crédit diminué depuis l'assassinat de Scipion, il ne voulût pas laisser apercevoir la foiblesse de son parti. Et il eut le chagrin de se voir encore abandonné par les chefs, au sujet d'une dispute qu'il eut avec les autres tribuns ses collègues, qui avant ce différent lui avoient été très attachés.

Les grands de Rome avoient fait faire des échafauds dans la place, pour y voir plus commodément les spectacles et un combat de gladiateurs qu'on y devoit donner; et les ouvriers en avoient encore construit un grand nombre d'autres pour leur compte, qu'ils avoient loués aux familles les plus riches et les plus accommodées Caïus, passant par la place, et la voyant embarrassée de tous ces échafauds, ordonna qu'on les abattît, afin que le peuple eût plus de place, et vît les jeux sans qu'il lui en coûtât rien. Les grands eurent recours à l'autorité de ses collègues, qui, par complaisance pour les premières maisons de Rome, ordonnèrent que les échafauds seroient conservés : il n'est pas même bien certain si ces magistrats du peuple ne tiroient pas un profit particulier de ces échafauds qu'on louoit aux particuliers. Caïus, qui ne pouvoit souffrir d'opposition dans ce qu'il croyoit juste, prit avec lui cette multitude d'ouvriers qui étoient à ses ordres, et, la veille des jeux, il'fit abattre tous ces échafauds et

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transporter les matériaux, en sorte que la place fut libre pour le lendemain. Le peuple admira sa fermeté et son courage; mais ses collègues, piqués qu'il voulût emporter toutes choses de hauteur, et jaloux d'ailleurs de cet empire qu'il avoit acquis dans Rome, se détachèrent de ses intérêts. An 632 de Rome. Ils se joignirent secrètement à ses ennemis pour l'exclure du tribunat; et dans les comices suivants, où il s'agissoit pour Caïus d'un troisième tribunat, le peuple lui ayant donné le plus grand nombre de suffrages, on soupçonna ces tribuns, à qui par le droit de leur charge il appartenoit de les compter, d'avoir supprimé une partie des bulletins pour se venger de lui, et d'avoir fait un rapport infidèle du scrutin ; et par cette fraude Caïus fut exclus du tribunat.

Le sénat ne le vit pas plus tôt réduit dans une condition privée qu'il résolut de faire casser toutes ses lois, et il en remit le soir au consul Opimius, celui même qui pendant sa préture avoit voulu impliquer Caius dans la sédition de Fregelle. Ce consul, comme nous l'avons dit, étoit l'ennemi déclaré des Gracques, homme hautain, fier de sa naissance et de sa dignité, méprisant le peuple, et qui, sans s'arrêter aux formalités des lois, paroissoit résolu de terminer ce grand différent par la mort même de Caius.

Il commença par effacer lui-même le décret qui ordonnoit le rétablissement de Carthage, et il convoqua une assemblée générale pour faire supprimer toutes les autres lois, et, afin d'y être supérieur en forces et soutenir son parti, il fit entrer dans la ville un corps de

troupes de Candiots qui étoient à la solde de la république.

Il s'en fit comme une garde; il ne marchoit plus qu'escorté de ces soldats étrangers, et environné de tous ces grands de Rome qui avoient tant d'intérêt à la suppression des lois des Gracques : les grands étoient eux-mêmes toujours environnés d'une foule de domestiques et de clients, que l'usage attachoit à leur suite et à leurs ordres.

Le consul, avec une telle escorte, insultoit publiquement Caïus dans tous les lieux où il le rencontroit. Il lui disoit des injures pour engager la querelle, et afin qu'il lui donnât lieu de le charger et de le faire périr : Caïus, plus modéré, ou ne se trouvant pas le plus fort, dissimuloit ces outrages; mais Flaccus, moins patient et irrité de l'insolence des grands, lui fit si bien voir qu'il alloit perdre toute la gloire de ses deux tribunats par une modération que ses ennemis traitoient de Îâcheté, qu'il résolut à la fin d'opposer la force à la

force.

Il appela auprès de lui les plus zélés plébéiens, et il fit entrer en même temps dans la ville un grand nombre de Latins, et d'autres habitants de l'Italie, déguisés en moissonneurs, comme des gens qui cherchoient du travail et de l'emploi. Rome entière étoit partagée entre ces deux partis : celui de Caïus paroissoit le plus fort, parcequ'il étoit le plus nombreux, et qu'il disposoit de tout le peuple; mais on voyoit dans l'autre le magistrat souverain, une autorité légitime, et même plus de conduite et des desseins mieux suivis,

Enfin le jour étant arrivé dans lequel on devoit décider si les lois des Gracques subsisteroient, ou si elles seroient cassées, les deux partis se rendirent de grand matin au Capitole : le consul, suivant l'usage, commença par sacrifier aux dieux. On prétend qu'un de ses licteurs, appelé Quintus Antillius, s'étant ingéré de représenter à Caius tous les malheurs qu'il alloit causer à sa patrie s'il s'obstinoit à maintenir les lois dont il étoit auteur, et que Caïus ayant témoigné par un geste chagrin et plein de mépris qu'il n'écoutoit pas volontiers les remontrances d'un si bas officier, cet huissier fut tué sur-le-champ par quelques plébéiens. D'autres historiens rapportent ce fait différemment : ils disent que ce licteur s'attira cette disgrace par son insolence, et que, portant les entrailles de la victime que le consul venoit d'immoler, il s'écria tout haut, en s'adressant à Flaccus et à ceux de son parti: «< Faites

place, mauvais citoyens que vous êtes »>. On ajoute qu'à ces paroles injurieuses il joignit une action de la main déshonnête et méprisante, et que ceux-ci, pour se venger de cette insulte, le percèrent avec les poinçons de leurs tablettes, et le tuèrent sur-le-champ.

Le peuple parut ne pas approuver cette voie de fait; et Caïus, qui en prévit les suites, en fut encore plus fâché: il reprocha à ses partisans qu'ils avoient fourni à leurs ennemis le prétexte qu'ils cherchoient depuis long-temps de répandre du sang.

En effet le sénat s'assembla aussitôt, et il ordonna, pour la mort d'un simple huissier, comme il auroit pu faire dans les plus grandes calamités de la république,

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