Imágenes de páginas
PDF
EPUB

J

CHAPITRE VI

Hiftoire de Laura & de Clario.

E fuis fille d'un Banquier de Venise.

Mon Fere s'appelloit Grimali, & mourut fort jeune. Ma Mere en fut inconfolable, & fes regrets la conduifirent peu de tems après dans le même tombeau. J'avois douze ans alors, & je fus remife entre les mains d'un Oncle qui n'avoit point d'enfans, & dont j'étois l'unique heritiere. Il eut de moi jes mêmes foins & la même tendreffe, que fi j'avois été fa propre fille. Il ne négligeoit rien pour mon éducation, & à quatorze ans j'étois fort avancée. J'étois fous la direction d'une vieille Gouvernante, nommée la Lauranza, qui m'aimoit auffi tendrement.

La maison qui étoit voisine de la nôtre appartenoit à un noble Venitien. Un jour que j'avois été attirée à la fenêtre par un grand bruit, occafionné par une Gondole qui avoit été renverfée dans la mer, je vis

un Jeune-homme à la fenêtre de cette maifon, qui avoit les yeux attachés fur moi; il me regardoit avec beaucoup d'attention, il joignoit les mains, & il me faifoit les fignes les plus tendres. J'en fus émuë, & je ne pûs m'empêcher d'y faire attention. Je reftai long-tems en cet endroit, & ce ne fut qu'avec peine que je m'en arrachai. Dès que le Jeune-homme me vit retirer, il fit un mouvement qui me fit connoître fa douleur. La Laurenza, qui entroit dans ma chambre, me furprit en refermant la fenêtre; elle me. gronda, & je n'eus pas occafion de reparoître de plufieurs jours. J'en fouffrois affez; car je fentois un quelque chofe qui m'y attiroit.

Un jour que má Gouvernante étoit allé parler à une de fes amies, je profitai de ce tems, & je courus à la fenêtre. Le Jeunehomme étoit à la fienne : il battit plufieurs fois les mains, de joïe de me revoir; enfuite il en mit une fur fon cœur, & il porta l'autre fur fon vifage. Je compris aifément que le chagrin de ne m'avoir pas vû l'avoit changé.

J'étendis les miennes ; & montrant d'une

le fond de ma chambre, je tâchai de lui faire entendre que je n'avois pû m'y rendre. Il devina, on ne peut pas mieux, mes fignes : il tira de fa poche un papier, il l'ouvrit, le prefenta, & j'y vis en gros caracteres Italiens: Je vous aimè, je meurs lorsque je ne vous vois pas. Je baiffai la tête, & je mis fans y fonger la main fur mon cœur. Son tranfport fut fi grand à cette action, qu'il me fit rougir. Je me retiral avec précipitation ; je crûs avoir manqué de retenuë, & je n'ofai plus retourncr à la fenêtre.

Il y avoit plus de huit jours que je perfiftois dans cette refolution, lorfqu'il entra dans ma chambre une vieille femme, d'un maintien doux & honnête : elle portoit un gros chapelet, dont les grains defcendoient jufqu'à fa ceinture; elle avoit les mains jointes. Elle me fit une grande réverence, en me difant : Dieu vous garde, belle Laura, vous méritez les graces céleftes : j'étois la bonne amie de feuë Madame votre Mere & les faints Anges l'ont conduite dans le

Ciel pour toutes les grandes vertus. Je vous ai vû au berceau : vous étiez jolie comme une petite Sainte; vous me faifiez des mines fi douces, que je m'en fuis toujours fouvenuë. Depuis ce tems j'ai été obligé de m'abfenter, & d'aller à Sienne pour affifter à la mort de mon bon Mari, que la Sainte Trinité abfolve; quoiqu'il eût quelquefois de mauvais quarts-d'heures,c'étoit la meilleure pâte d'homme du monde. Dieu me l'a ôté pour me punir de mes griéves offenses. En difant ces mots, elle fe mit à pleurer. Cela me fit peine, & je fis mes efforts pour confoler. Que vous êtes bonne ! continuat-elle, & qu'on eft heureux de vivre près de vous ! Pardonnez aux pleurs que vous me voyez répandre : la perte que j'ai faite n'en eft pas la feule caufe ; je fuis à la veille d'en faire encore une autre. C'est un pauvre Enfant, dont j'ai été la nourrice : il est beau comme un Ange, & il eft d'un naturel ex¬ cellent. Malheureufe que je fuis à jamais, fi je le vois mourir! C'eft un de vos voisins, ma chere enfant. Elle ne m'eut pas plutôo

la

dit ces mots, que je me fentis émuë jufqu'au

fond du cœur. Elle étoit trop fine pour ne pas s'en appercevoir. Que deviendra, continua-t-elle, fon Pere, qui l'aime fi tendrement ? C'est l'unique objet de fes desirs, la feule confolation de fes jours, & le ferme foutien de fa vieilleffe? En quel état eft-il, ce cher Fils! Pale & moribond dans fon lit fes yeux à moitié éteints, & fes lévres brûlées de foupirs ardens; à chaque inftant il eft prêt à rendre fa belle ame. Tout l'art des Medecins a été employé pour connoître la caufe de fon mal; ils ne peuvent le démêler. Que n'a pas fait fon Pere pour arracher fon fecret! Pauvre enfant! cher fils de mon cœur ! continua la Vieille en fanglotant, c'est à ta chere Nourrice que tu t'es confié; c'eft dans mon fein que tu as répandu ta douleur. Quoi ! pour prix d'une fi grande bonté je te verrois mourir!elas! que dis-je ? il n'eft peut-être plus à present. En finiffant ces mots, elle se laiffa aller fur fa chaife. Son air étoit fi faifi

il faifait fi bien fentir le caractere de l'a

mertume, que l'émotion dont j'avois été

[ocr errors]
« AnteriorContinuar »