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aventure qui lui est arrivée cette après-midi; il aime une veuve de trente ans, belle et prude: il lui rend des soins qu'elle ne dédaigne pas; il propose de l'épouser : elle accepte la proposition. Pendant qu'on fait les préparatifs des noces, il a la liberté de l'aller voir chez elle : il y a été cette après-dînée; et comme par hasard il ne s'est trouvé personne pour l'annoncer, il est entré dans l'appartement de la dame, qu'il a surprise dans un galant déshabillé, ou, pour mieux dire, presque nue sur un lit de repos. Elle dormait d'un profond sommeil. Il s'approche doucement d'elle pour profiter de l'occasion; il lui dérobe un baiser; elle se réveille et s'écrie en soupirant tendrement: « Encore! ah! je t'en prie, Ambroise, « laisse-moi en repos!» Le cavalier, en galant homme, a pris son parti sur-le-champ : il a renoncé à la veuve ; il est sorti de l'appartement; il a rencontré Ambroise à la porte: «< Ambroise, lui a-t-il dit, n'entrez pas; votre « maîtresse vous prie de la laisser en repos. »

« A deux maisons au-delà de ce cavalier, je découvre dans un petit corps-de-logis un original de mari qui s'endort tranquillement aux reproches que sa femme lui fait d'avoir passé la journée entière hors de chez lui. Elle serait encore plus irritée si elle savait à quoi il s'est amusé. Il aura sans doute été occupé de quelque aventure galante, dit Zambullo. Vous y êtes, reprit Asmodée; je vais vous la détailler.

L'homme dont il s'agit est un bourgeois nommé Patrice; c'est un de ces maris libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni femmes ni enfants : il a pourtant une jeune épouse aimable et vertueuse, deux filles et un fils, tous trois encore dans leur enfance. Il est sorti ce matin de sa maison, sans s'informer s'il y avait du pain pour sa famille, qui en manque quelque

fois. Il a passé par la grande place, où les apprêts du combat des taureaux qui s'est fait aujourd'hui l'ont arrêté. Les échafauds étaient déjà dressés tout autour, et déjà les personnes les plus curieuses commençaient à s'y placer.

« Pendant qu'il les considérait les uns et les autres, il aperçoit une dame bien faite et proprement vêtue, qui laissait voir en descendant d'un échafaud une belle jambe bien tournée, couverte d'un bas de soie couleur de rose, avec une jarretière d'argent : il n'en a pas fallu davantage pour mettre notre faible bourgeois hors de lui-même. Il s'est avancé vers la dame, qu'accompagnait une autre qui faisait assez connaître par son air qu'elles étaient toutes deux des aventurières : « Mesdames, leur a-t-il dit, si je puis vous être bon à quel« que chose, vous n'avez qu'à parler, vous me trouverez disposé à vous servir. Seigneur cavalier, a répondu <«< la nymphe au bas couleur de rose, votre offre n'est « pas à rejeter: nous avions déjà pris nos places; mais << nous venons de les quitter pour aller déjeuner : nous << avons eu l'imprudence de sortir ce matin de chez nous « sans prendre notre chocolat; puisque vous êtes assez galant pour nous offrir vos services, conduisez-nous, « s'il vous plaît, à quelque endroit où nous puissions « manger un morceau ; mais que ce soit dans un lieu « retiré : vous savez que les filles ne peuvent avoir trop « de soin de leur réputation. »

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« A ces mots, Patrice, devenant plus honnête et plus poli que la nécessité, mène ces princesses à une taverne de faubourg, où il demande à déjeuner. « Que voulez<< vous? lui dit l'hôte. J'ai de reste d'un grand festin qui << s'est donné hier chez moi des poulets de grain, des << perdreaux de Léon, des pigeonneaux de la Castille

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vieille, et plus de la moitié d'un jambon d'Estramadure. En voilà plus qu'il ne nous en faut, dit le conduc«teur des vestales. Mesdames, vous n'avez qu'à choi«sir que souhaitez-vous ? Ce qu'il vous plaira, « répondent-elles; nous n'avons point d'autre goût que « le vôtre. » Là-dessus le bourgeois commande qu'on serve deux perdreaux et deux poulets froids, et qu'on lui donne une chambre particulière, attendu qu'il est avec des dames très délicates sur les bienséances.

« On le fit entrer lui et sa compagnie dans un cabinet écarté, où un moment après on leur apporte le plat ordonné, avec du pain et du vin. Nos Lucrèces, comme dames de haut appétit, se jettent avidement sur les viandes, tandis que le benêt qui devait payer l'écot s'amuse à contempler sa Luisita: c'est le nom de la beauté dont il était épris; il admire ses blanches mains, où brillait une grosse bague qu'elle a gagnée en la courant; il lui prodigue les noms d'étoile et de soleil, et ne saurait manger, tant il est aise d'avoir fait une si bonne rencontre. Il demande à sa déesse si elle est mariée : elle répond que non, mais qu'elle est sous la conduite d'un frère si elle eût ajouté « du côté d'Adam », elle aurait dit la vérité.

« Cependant les deux harpies, non seulement dévoraient chacune un poulet, elles buvaient encore à proportion qu'elles mangeaient. Bientôt le vin manque : le galant en va chercher lui-même pour en avoir plus promptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinte, la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais, et, remarquant qu'il n'y a^ plus de viande, il demande à sa Vénus si elle ne veut

rien davantage? « Qu'on nous donne, dit-elle, de ces pi«geonneaux dont l'hôte nous a parlé, pourvu qu'ils « soient excellents; autrement un morceau de jambon d'Estramadure suffira. » Elle n'a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice qui retourne à la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencent à becqueter; et tandis que le bourgeois est obligé de disparaître une troisième fois pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie aux prisonniers de la poche.

Après le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir, l'amoureux Patrice a pressé Luisita de lui donner les marques qu'il attendait de sa reconnaissance; la dame a refusé de contenter ses désirs; mais elle l'a flatté de quelque espérance, en lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce n'était pas dans un cabaret qu'elle voulait reconnaître le plaisir qu'il lui avait fait puis, entendant sonner une heure après midi, elle a pris un air inquiet, et dit à sa compagne : « Ah! ma << chère Jacinte, que nous sommes malheureuses! nous « ne trouverons plus de places pour voir les taureaux. Pardonnez-moi, a répondu Jacinte; ce cavalier n'a « qu'à nous remener où il nous a si poliment abordées, «<et ne vous mettez pas en peine du reste. »

<< Avant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hôte, qui a fait monter la dépense à cinquante réales. Le bourgeois a mis la main à la bourse; mais n'y trouvant que trente réales, il a été obligé de laisser en gage pour le reste son rosaire chargé de médailles d'argent; ensuite il a reconduit les aventurières où il les avait prises, et les a placées commodément sur un échafaud dont le maître, qui est de sa connaissance, lui a fait crédit.

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Elles ne sont pas plus tôt assises, qu'elles demandent des rafraîchissements : « Je meurs de soif, s'écrie « l'une; le jambon m'a furieusement altérée. Et moi « de même, dit l'autre ; je boirais bien de la limonade. » Patrice, qui n'entend que trop ce que cela veut dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs; mais il s'arrête en chemin, et se dit à lui-même : « Où vas-tu, in« sensé? ne semble-t-il pas que tu aies cent pistoles « dans ta bourse ou dans ta maison? tu n'as pas seule«<ment un maravedi. Que ferai-je ? ajouta-t-il ; retourner « vers la dame sans lui porter ce qu'elle désire, il n'y a « pas d'apparence; d'un autre côté, faut-il que j'aban<< donne une entreprise si avancée? je ne puis m'y ré"soudre. >>

<< Dans cet embarras, il aperçoit parmi les spectateurs un de ses amis qui lui avait souvent fait des offres de services, que par fierté il n'avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en cette occasion. I le joint avec empressement et lui emprunte une double pistole, avec quoi reprenant courage, il vole chez un limonadier, d'où il fait porter à ses princesses tant d'eaux glacées, tant de biscuits et de confitures sèches, que le doublon suffit à peine à cette nouvelle dépense.

<< Enfin la fête finit avec le jour, et notre homme va conduire sa dame chez elle, dans l'espérance d'en tirer un bon parti. Mais lorsqu'ils sont devant une maison où elle dit qu'elle demeure, il en sort une espèce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui dit avec agitation : « Hé! d'où venez-vous à l'heure qu'il est ? « il y a deux heures que le seigneur don Gaspard « Héridor, votre frère, vous attend en jurant comme un possédé. » Alors la sœur, feignant d'être effrayée, se tourne vers le galant, et lui dit tout bas en lui serrant la

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