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tie avec tout son domestique pour son château de Villaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, moins à cause des peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait penser, il en conçut un funeste présage.

« Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant : « Je viens dissiper l'inquiétude « que je vous cause: je me porte assez bien aujour« d'hui. Cette bonne nouvelle, répondit Mendoce, me « console un peu de la mauvaise que j'ai reçue. » Le Tolédan demanda quelle était cette mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens, lui dit : « Dona Théodora est partie ce matin pour la campagne, où l'on croit qu'elle sera longtemps. Ce départ m'é« tonne. Pourquoi me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous, « don Juan? N'ai-je pas raison d'être alarmé? »

«< Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, · et tacha de lui persuader que dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que son ami employait pour le rassurer, l'interrompit : « Tous « ces discours, dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon « que j'ai conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment « quelque chose qui aura déplu à dona Théodora. Pour « m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon crime.

« Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus long"temps dans l'incertitude. Allons, don Juan, allons la << trouver; je vais faire préparer des chevaux. — Je

« vous conseille, lui dit le Tolédan, de ne mener per« sonne avec vous cet éclaircissement se doit faire « sans témoins. Don Juan ne saurait être de trop, re

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prit don Fadrique; dona Théodora n'ignore point que << vous savez tout ce qui se passe dans mon cœur : elle << vous estime; et, loin de m'embarrasser, vous m'aide<< rez à l'apaiser en ma faveur.

« Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma présence « ne peut vous être utile. Partez tout seul, je vous en « conjure. Non, mon cher don Juan, repartit Men« doce, nous irons ensemble: j'attends cette complai<< sance de votre amitié. Quelle tyrannie! s'écria le « Tolédan d'un air chagrin. Pourquoi exigez-vous de « mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous accorder? »

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Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont elles étaient prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son ami avec attention. « Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens d'enten« dre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit? Ah! « c'est trop vous contraindre et me gêner, parlez. Qui «< cause la répugnance que vous marquez à m'accom« pagner?

(( Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan ; << mais puisque vous m'avez forcé vous-même à la lais<< ser paraître, il ne faut plus que je dissimule: cessons, << mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la «< conformité de nos affections; elle n'est que trop par« faite les traits qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona Théodora... Vous seriez mon Dès que

« rival, interrompit Mendoce en pâlissant!

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j'ai connu mon amour, repartit don Juan, je l'ai com<< battu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes; « vous le savez: vous m'en avez vous-même fait des

« reproches; je triomphais du moins de ma passion, si je ne pouvais la détruire.

Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez elle. Je m'y rendis. Elle me demanda « pourquoi je semblais vouloir l'éviter. J'inventai des « excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé de lui en « découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette « déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de « la fuir; mais, par un bizarre effet de mon étoile, vous « le dirai-je ? Oui, Mendoce, je dois vous le dire, je trou• vai Théodora prévenue pour moi. »

"

Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours, et, interrompant encore son ami en cet endroit : « Arrêtez, don Juan, lui dit-il, ❝ percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal « récit. Vous ne vous contentez pas de m'avouer que « vous êtes mon rival, vous m'apprenez encore qu'on " vous aime! Juste ciel ! Quelle confidence vous m'osez « faire ! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que dis-je, notre amitié? Vous l'avez vio"lée en conservant les sentiments perfides que vous me « déclarez.

ང་

« Quelle était mon erreur ! Je vous croyais généreux, « magnanime, et vous n'êtes qu'un faux ami, puisque « vous avez été capable de concevoir un amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu je le "sens d'autant plus vivement, qu'il m'est porté par une << main... - Rendez-moi plus de justice, interrompit à « son tour le Tolédan; donnez-vous un moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Écoutez

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moi, et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce "nom odieux. »>

« Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et, à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il avait fait paraitre, don Fadrique sentait s'évanouir sa fureur. « Enfin, ajouta don Juan, l'ami<< tié l'emporta sur l'amour; je refusai la foi de dona « Théodora. Elle en pleura de dépit; mais, grand Dieu, « que ces pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! « Je ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du « péril que j'ai couru. Je commençais à me trouver bar«bare, et, pendant quelques instants, Mendoce, mon « cœur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à « ma faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à « des larmes si dangereuses. Mais ce n'est pas assez « d'avoir évité ce danger; il faut craindre pour l'avenir. « Il faut hater mon départ : je ne veux plus m'exposer « aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique « m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie? Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je « vous rends toute votre innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier transport « d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas! devais-je croire que dona Théodora pourrait « vous voir longtemps sans vous aimer, sans se rendre « à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le pou« voir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus « mon malheur qu'à la Fortune, el, loin de vous haïr, je << sens augmenter pour vous ma tendresse. Hé! quoi! << vous renoncez pour moi à la possession de dona Théodora, vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, « et je n'en serais pas touché ! Vous pouvez dompter

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votre amour, et je ne ferais pas un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don Juan; suivez le penchant qui vous entraine: épousez « la veuve de Cifuentes; que mon cœur, s'il veut, en gémisse, Mendoce vous en presse.

Et

"Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai « pour elle, je le confesse, une passion violente; mais « votre repos m'est plus cher que mon bonheur. « le repos de dona Théodora, reprit don Fadrique, vous «doit-il être indifférent? Ne nous flattons point : le pen« chant qu'elle a pour vous décide de mon sort. Quand « vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour me la céder, « vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je n'en serais pas mieux; puisque je n'ai pu lui "plaire jusqu'ici, je ne lui plairai jamais; le ciel n'a ré«servé cette gloire qu'à vous seul. Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu; elle a pour « vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne « saurait être heureuse qu'avec vous. Recevez donc la << main qu'elle vous présente: comblez ses désirs et les « vôtres; abandonnez-moi à mon infortune, et ne faites "pas trois misérables, lorsqu'un seul peut épuiser toute « la rigueur du destin. »

Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter l'écolier, qui lui dit : « Ce que vous me racontez est surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses comme dona Théodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il renoncer à un objet qu'il adore et dont il est aimé, de peur de rendre un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils

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