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Je demeure

devraient être, plutôt que tels qu'ils sont. d'accord, répondit le diable, que ce n'est pas une chose fort ordinaire; mais elle est non seulement dans la nature du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci. Revenons à mon histoire.

« Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de s'entretenir de Théodora; ils n'osaient plus même prononcer son nom. Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.

« Dona Théodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour don Fadrique.

« Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine; mais après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention, elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet, c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de baïon

nettes.

« Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant pas bon au

gure de la descente qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les observer; et, remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils commençaient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force; mais comme elle ne courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château et l'arrêtèrent.

«La dame et la fille qui l'accompagnaient poussèrent de grands cris qui attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci donnant l'alarme au château, tous les valets de dona Théodora accoururent bientôt armés de fourches et de bâtons. Cependant deux hommes des plus robustes de la troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la suivante, les emportaient vers la chaloupe, malgré leur résistance, pendant que les autres faisaient tête aux gens du château, qui commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent paraître du côté de Valence quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance, et semblaient vouloir venir au secours de Théodora. A cette vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que l'empressement des cavaliers fut inutile.

Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'ile de Majorque, qu'il avait équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens

qui n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence sur-lechamp, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et, soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.

<< Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora, animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout le rivage retentissait de cris la fureur, le déses poir, la désolation régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point, dans la cour de Sparte, une si grande consternation. >>

CHAPITRE XIV

Du démêlé d'un poète tragique avec un auteur comique.

L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit : « Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire. » Le démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette satisfaction de la manière

suivante.

Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui dit-il, sont deux auteurs français; et les gens qui les séparent sont deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des comédies. Le premier, pour quelque désagrément

qu'il a essuyé en France est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris, a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune.

Le poète tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait, en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudedement à la porte de l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait d'un profond sommeil.

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<< Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui a dit en entrant: << Tombez, mon ami, tombez à mes genoux : adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter des « vers... Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon lui<< même qui me les a dictés: si j'étais à Paris, j'irais les «lire aujourd'hui de maison en maison; j'attends qu'il « soit jour pour en aller charmer monsieur notre am«bassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont « à Madrid. Avant que je les montre à personne, je veux « vous les réciter.

(1

Je vous remercie de la préférence, a répondu << l'auteur comique en bâillant de toute sa force: ce qu'il « y a de fâcheux, c'est que vous prenez un peu mal « votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil « m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me

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