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uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si honteux hyménée. Cependant, après qu'on eut considéré la chose plus mûrement, le résultat de la diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont il aurait sujet de se souvenir longtemps.

« On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolite feindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une nuit rendez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit par la femme maure, des gens apostés le surprendraient avec cette soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.

« La sœur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à cette supercherie; il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais cette orgueilleuse disposition fit bientôt place à des mouvements de pitié, ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la fière Hipolite.

« Dès ce moment elle vit les choses d'un autre œil; elle trouva l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il avait, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement que cette passion est capable de produire cette même fille qui s'imaginait qu'un prince à peine méritait de la posséder s'entête en un instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après les avoir envisagées comme une ignominie.

«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabrice une secrète intelligence, par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrer quelquefois la nuit dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque soupçon de ce qui se passait sa sœur lui devint suspecte; il observa, et fut convaincu par ses propres yeux qu'au lieu de répondre aux intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertit promptement deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle, commencèrent à crier Vengeance, don Thomas! vengeance! Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit, avec une modestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de son épée, quand il s'agissait de l'employer à venger son honneur; ensuite il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il leur marqua.

<< Ils furent très exacts à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha dans une petite chambre sans que personne de la maison s'en aperçùt; puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là; ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour s'entretenir.

<< Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour les surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois courageusement sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se mettre en défense, et qui,

jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit en désespéré. Il les blessa tous les trois; el, leur présentant toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et de se sauver.

<< Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et lui plongea son épée dans le cœur; et ses deux parents, très mortifiés du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec leurs blessures.

« Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer tous les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de quelle sorte, après que la justice se fut emparée de tous ses biens à l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait esclave en voyageant sur mer.

-

Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don Cléofas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous aie interrompu pour vous en demander la cause. Vous n'y perdrez rien, répondit le démon: je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de savoir. Ce captif dont l'abattement vous a frappé est un enfant de famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un patron qui a une femme très jolie: elle aimait violemment cet esclave, qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât chez lui à la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce temps-là, pleure sans cesse la perte de sa patronne; la liberté ne peut l'en consoler.

Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit

Léandro Perez. Qui est cet homme-là ? » Le diable répondit : « C'est un barbier natif de Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une fille : il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres. Quelle satisfaction! reprit l'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir son père et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et tranquilles !

Vous parlez, repartit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de sentiment: le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace. L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire concierge d'une de ses terres.

« Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petit médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le garder parmi eux : ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne.

« Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger pendant douze ans chez un renégat anglais, son patron. Et qui est ce

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pauvre captif? dit Zambullo.

C'est un cordelier de

Navarre, répondit le démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent esclaves chrétiens de prendre le turban.

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Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléofas, que je suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un barbare. Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir, repartit Asmodée ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, à combattre des tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues.

Le premier captif après ce cordelier, dit Léandro Perez, a l'air bien tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage : il excite ma curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage. - Vous me prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté de vous apprendre sa pitoyable histoire, et de laisser là le reste des captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu. dont les aventures méritent de vous être racontées. »

L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le diable lui fit le récit contenu

dans le chapitre suivant.

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