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Après que ces deux amants se furent donné toutes les marques les plus touchantes d'une tendresse mutuelle, Eugénie voulut savoir comment l'écolier avait pu gagner l'amitié de son frère. Don Pèdre ne lui cacha point les amours du comte et de sa sœur, et lui raconta tout ce qui s'était passé la nuit dernière. Ce fut pour elle un surcroît de plaisir d'apprendre que son frère devait épouser la sœur de son amant. Dona Juana prenait trop de part au sort de son amie pour n'être pas sensible à cet heureux événement; elle lui en témoigna sa joie aussi bien qu'à don Pèdre, qui se sépara enfin d'Eugénie après être convenu avec elle qu'ils ne feraient pas semblant tous deux de se connaître quand ils se verraient devant le comte.

« Don Pèdre s'en retourna chez son père, qui, le trouvant disposé à lui obéir, en fut d'autant plus réjoui qu'il attribua son obéissance à la manière ferme dont il lui avait parlé la nuit. Ils attendaient des nouvelles de Belflor, lorsqu'ils reçurent un billet de sa part. Il leur mandait qu'il venait d'obtenir l'agrément du roi pour son mariage et pour celui de sa sœur, avec une charge considérable pour don Pèdre; que dès le lendemain ces deux mariages se pourraient faire, parce que les ordres qu'il avait donnés pour cela s'exécutaient avec tant de diligence, que les préparatifs étaient déjà fort avancés. Il vint l'après-dinée confirmer ce qu'il leur avait écrit, et leur présenter Eugénie.

« Don Luis fit à cette dame toutes les caresses imaginables, et Léonor ne se lassait pas de l'embrasser. Pour don Pèdre, de quelques mouvements d'amour et de joie qu'il fût agité, il se contraignit, pour ne pas donner au comte le moindre soupçon de leur intelligence.

« Comme Belflor s'attachait particulièrement à obser

ver sa sœur, il crut remarquer, malgré la contrainte qu'elle s'imposait, que don Pèdre ne lui déplaisait pas. Pour en être plus assuré, il la prit un moment en particulier, et lui fit avouer qu'elle trouvait le cavalier fort à son gré. Il lui apprit ensuite son nom et sa naissance, ce qu'il n'avait pas voulu lui dire auparavant, de peur que l'inégalité des conditions ne la prévînt contre lui, et ce qu'elle feignit d'entendre comme si elle l'eût ignoré.

<< Enfin, après beaucoup de compliments de part et d'autre, il fut résolu que les noces se feraient chez don Luis. Elles ont été faites ce soir et ne sont point encore achevées; voilà pourquoi l'on se réjouit dans cette maison. Tout le monde s'y livre à la joie. La seule dame Marcelle n'a point de part à ces réjouissances; elle pleure en ce moment, tandis que les autres rient; car le comte de Belflor, après son mariage, a tout avoué à don Luis, qui a fait enfermer celte duègue en el monasterio de las arrepentidas, où les mille pistoles qu'elle a reçues pour séduire Léonor serviront à lui en faire faire pénitence le reste de ses jours.

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CHAPITRE VI

Des nouvelles choses que vit don Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de dona Thomasa.

Tournons-nous d'un autre côté, poursuivit Asmodée : parcourons de nouveaux objets. Laissez tomber vos regards sur l'hôtel qui est directement au-dessous de nous; vous y verrez une chose assez rare. C'est un homme chargé de dettes qui dort d'un profond sommeil. - Il faut que ce soit une personne de qualité, dit Léandro. · Justement, répondit le démon. C'est un marquis de cent mille ducats de rente, et dont pourtant la dépense excède le revenu. Sa table et ses maîtresses le mettent dans la nécessité de s'endetter; mais cela ne trouble point son repos; au contraire, quand il veut bien devoir à un marchand, il s'imagine que ce marchand lui a beaucoup d'obligation. — « C'est chez vous, disait-il l'autre jour à un drapier, c'est chez vous que je veux désormais prendre à crédit; je vous donne la préférence. »

<< Pendant que ce marquis goûte si tranquillement la douceur du sommeil qu'il óte à ses créanciers, considérez un homme qui... Attendez, seigneur Asmodée,

interrompit brusquement don Cléofas, j'aperçois un carrosse dans la rue; je ne veux pas le laisser passer là sans vous demander ce qu'il y a dedans. Chut! dit le boiteux, en baissant la voix comme s'il eût craint d'être entendu; apprenez que ce carrosse recèle un des plus graves personnages de la monarchie. C'est un président qui va s'égayer chez une vieille Asturienne dévouée à ses plaisirs. Pour n'être pas reconnu, il a pris la précaution que prenait Caligula, qui mettait, en pareille occasion, une perruque pour se déguiser.

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<< Revenons au tableau que je voulais offrir à vos regards quand vous m'avez interrompu. Regardez tout au haut de l'hôtel du marquis, un homme qui travaille dans un cabinet rempli de livres et de manuscrits. - C'est peut-être, dit Zambullo, l'intendant qui s'occupe à chercher les moyens de payer les dettes de son maître. Bon! répondit le diable, c'est bien à cela vraiment que s'amusent les intendants de ces sortes de maisons! Ils songent plutôt à profiter du dérangement des affaires qu'à y mettre ordre. Ce n'est donc pas un intendant que vous voyez. C'est un auteur; le marquis le loge dans son hôtel pour se donner un air de protecteur des gens de lettres. Cet auteur, répliqua don Cléofas, est apparemment un grand sujet. Vous en allez juger, repartit le démon. Il est entouré de mille volumes, et il en compose un où il ne met rien du sien. Il pille dans ces livres et ces manuscrits; et quoiqu'il ne fasse qu'arranger et lier ces larcins, il a plus de vanité qu'un véritable auteur.

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<< Vous ne savez pas, continua l'esprit, qui demeure à trois portes au-dessous de cet hôtel? C'est la Chichona, cette même femme dont j'ai fait une si honnête mention dans l'histoire du comte de Belflor. Ah! que je suis

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ravi de la voir, dit Léandro. Cette bonne personne si utile à la jeunesse est sans doute une de ces deux vieilles que j'aperçois dans une salle basse. L'une a les coudes appuyés sur une table, et regarde attentivement l'autre, qui compte de l'argent. Laquelle des deux est la Chichona? C'est, dit le démon, celle qui ne compte point. L'autre, nommée la Pébrada, est une honorable dame de la même profession: elles sont associées, et elles partagent en ce moment les fruits d'une aventure qu'elles viennent de mettre à fin.

« La Pébrada est la plus achalandée; elle a la pratique de plusieurs veuves riches, à qui elle porte tous les jours sa liste à lire. Qu'appelez-vous la liste ? interrompit l'écolier. Ce sont, repartit Asmodée, les noms de tous les étrangers bien faits qui viennent à Madrid, et surtout des Français. D'abord que cette négociatrice apprend qu'il en est arrivé de nouveaux, elle court à leurs auberges s'informer adroitement de quel pays ils sont, de leur naissance, de leur taille, de leur air et de leur âge; puis elle en fait son rapport à ses veuves, qui font leurs réflexions là-dessus; et si le cœur en dit aux dites veuves, elle les abouche avec lesdits étrangers.

Cela est fort commode, et juste en quelque façon, répliqua Zambullo en souriant; car enfin, sans ces bonnes dames et leurs agentes, les jeunes étrangers qui n'ont point ici de connaissances perdraient un temps infini à en faire. Mais dites-moi s'il y a de ces veuves et de ces maquignonnes dans les autres pays? — Bon! s'il y en a, répondit le boiteux, en pouvez-vous douter? je remplirais bien mal mes fonctions si je négligeais d'en pourvoir les grandes villes.

• Donnez votre attention au voisin de la Chichona, à cet imprimeur qui travaille tout seul dans son imprime

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