Imágenes de páginas
PDF
EPUB

l'écolier surpris une figure d'homme en manteau, de la hauteur d'environ deux pieds et demi, appuyée sur deux béquilles. Ce petit monstre boiteux avait des jambes de bouc, le visage long, le menton pointu, le teint jaune et noir, le nez fort écrasé; ses yeux, qui paraissaient très petits, ressemblaient à deux charbons allumés: sa bouche, excessivement fendue, était surmontée de deux crocs de moustache rousse, et bordée de deux lippes sans pareilles.

Ce gracieux Cupidon avait la tête enveloppée d'une espèce de turban de crépon rouge, relevé d'un bouquet de plumes de coq et de paon. Il portait au cou un large collet de toile jaune, sur lequel étaient dessinés divers modèles de colliers et de pendants d'oreilles. Il était revêtu d'une robe courte de satin blanc, ceinte par le milieu d'une large bande de parchemin vierge, toute mar-. quée de caractères talismaniques. On voyait peints sur cette robe plusieurs corps à l'usage des dames, très avantageux pour la gorge; des écharpes, des tabliers bigarrés et des coiffures nouvelles, toutes plus extravagantes les unes que les autres.

Mais tout cela n'était rien en comparaison de son manteau, dont le fond était aussi de satin blanc. Il y avait dessus une infinité de figures peintes à l'encre de la Chine, avec une si grande liberté de pinceau et des expressions si fortes, qu'on jugeait bien qu'il fallait que le diable s'en fût mêlé. On y remarquait, d'un côté, une dame espagnole, couverte de sa mante, qui agaçait un étranger à la promenade; et de l'autre, une dame française qui étudiait dans un miroir de nouveaux airs de visage, pour les essayer sur un jeune abbé qui paraissait à la portière de sa chambre avec des mouches et du rouge. Ici des cavaliers italiens chantaient et jouaient

de la guitare sous les balcons de leurs maitresses; et là, des Allemands, déboutonnés, tout en désordre, plus pris de vin et plus barbouillés de tabac que des petits-maîtres français, entouraient une table inondée des débris de leurs débauches. On apercevait dans un endroit un seigneur musulman sortant du bain, et environné de toutes les femmes de son sérail, qui s'empressaient à lui rendre leurs services; on découvrait, dans un autre, un gentilhomme anglais qui présentait galamment à sa dame une pipe et de la bière.

On y démêlait aussi des joueurs merveilleusement bien représentés : les uns, animés d'une joie vive, remplissaient leurs chapeaux de pièces d'or et d'argent, et les autres, ne jouant plus que sur leur parole, lançaient au ciel des regards sacrilèges, en mangeant leurs cartes de désespoir. Enfin, l'on y voyait autant de choses curieuses que sur l'admirable bouclier que le dieu Vulcain fit à la prière de Thétis; mais il y avait cette différence entre les ouvrages de ces deux boiteux, que les figures du bouclier n'avaient aucun rapport aux exploits d'Achille, et qu'au contraire celles du manteau étaient autant de vives images de tout ce qui se fait dans le monde par la suggestion d'Asmodée.

CHAPITRE II

Suite de la délivrance d'Asmodée.

Ce démon, s'apercevant que sa vue ne prévenait pas en sa faveur l'écolier, lui dit en souriant: « Hé bien, seigneur don Cléofas Léandro Perez Zambullo, vous voyez le charmant dieu des amours, ce souverain maître des cœurs. Que vous semble de mon air et de ma beauté? Les poètes ne sont-ils pas d'excellents peintres ? - Franchement, répondit don Cléofas, ils sont un peu flatteurs. Je crois que vous ne parûtes pas sous ces traits devant Psyché. Oh! pour cela non, repartit le diable. J'empruntai ceux d'un petit marquis français pour me faire aimer brusquement. Il faut bien couvrir le vice d'une apparence agréable, autrement il ne plairait pas. Je prends toutes les formes que je veux, et j'aurais pu me montrer à vos yeux sous un plus beau corps fantastique; mais puisque je me suis donné tout à vous, et que j'ai dessein de ne rien vous déguiser, j'ai voulu que vous me vissiez sous la figure la plus convenable à l'opinion qu'on a de moi et de mes exercices.

Je ne suis pas surpris, dit Léandro, que vous soyez un peu laid. Pardonnez, s'il vous plaît, le terme; le commerce que nous allons avoir ensemble demande de

la franchise. Vos traits s'accordent fort mal avec l'idée que j'avais de vous; mais apprenez-moi, de grâce, pourquoi vous êtes boiteux.

C'est, répondit le démon, pour avoir eu autrefois. en France un différend avec Pillardoc, le diable de l'intérêt. Il s'agissait de savoir qui de nous deux posséderait un jeune manceau qui venait à Paris chercher fortune. Comme c'était un excellent sujet, un garçon qui avait de grands talents, nous nous en disputâmes vivement la possession. Nous nous battîmes dans la moyenne région de l'air. Pillardoc fut le plus fort, et me jeta sur la terre de la même façon que Jupiter, à ce que disent les poètes, culbuta Vulcain. La conformité de ces aventures fut cause que mes camarades me surnommèrent le diable boiteux. Ils me donnèrent en raillant ce sobriquet, qui m'est resté depuis ce temps-là. Néanmoins, tout estropié que je suis, je ne laisse pas d'aller bon train. Vous serez témoin de mon agilité.

« Mais, ajouta-t-il, finissons cet entretien. Hâtonsnous de sortir de ce galetas. Le magicien y va bientôt monter pour travailler à l'immortalité d'une belle sylphide qui le vient trouver ici toutes les nuits. S'il nous surprenait, il ne manquerait pas de me remettre en bouteille, et il pourrait bien vous y mettre aussi. Jetons auparavant par la fenêtre les morceaux de la fiole brisée, afin que l'enchanteur ne s'aperçoive pas de mon élargissement.

- Quand il s'en apercevrait après notre départ, dit Zambullo, qu'en arriverait-il? Ce qu'il en arriverait? répondit le boiteux; il paraît bien que vous n'avez pas lu le livre de la contrainte. Quand j'irais me cacher aux extrémités de la terre ou de la région qu'habitent les salamandres enflammées; quand je descendrais chez les

gnomes ou dans les plus profonds abîmes des mers, je n'y serais point à couvert de son ressentiment. Il ferait des conjurations si fortes, que tout l'enfer en tremblerait. J'aurais beau vouloir lui désobéir, je serais obligé de paraître, malgré moi, devant lui, pour subir la peine qu'il voudrait m'imposer.

Cela étant, reprit l'écolier, je crains fort que notre liaison ne soit pas de longue durée. Ce redoutable nécromancien découvrira bientôt votre fuite. C'est ce

[ocr errors]

que je ne sais point, répliqua l'esprit, parce que nous ne savons pas ce qui doit arriver. Comment, s'écria Léandro Perez, les démons ignorent l'avenir? Assurément, repartit le diable: les personnes qui se fient à nous là-dessus sont de grandes dupes. C'est ce qui fait que les devins et les devineresses disent tant de sottises, et en font tant faire aux femmes de qualité qui vont les consulter sur les événements futurs. Nous ne savons que le passé et le présent. J'ignore donc si le magicien s'apercevra bientôt de mon absence; mais j'espère que non. Il y a plusieurs fioles semblables à celle où j'étais enfermé: il ne soupçonnera pas qu'elle y manque. Je vous dirai de plus que je suis dans son laboratoire comme un livre de droit dans la bibliothèque d'un financier : il ne pense point à moi; et quand il y penserait, il ne me fait jamais l'honneur de m'entretenir, c'est le plus fier enchanteur que je connaisse. Depuis le temps qu'il me tient prisonnier, il n'a pas daigné me parler une seule fois.

[ocr errors]

Quel homme ! dit don Cléofas. Qu'avez-vous donc fait pour vous attirer sa haine? J'ai traversé un de ses desseins, repartit Asmodée. Il y avait une place vacante dans certaine académie: il prétendait qu'un de ses amis l'eût; je voulais la faire donner à un autre. Le

« AnteriorContinuar »