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que une méditation d'Hervey, n'étaient quelques bons traits de maligne satire qui se mêlent à la morale et préviennent la monotonie.

Mais enfin ce ne sont là que des notes, et l'album de voyage du grand peintre de la vie humaine. C'est dans Gil Plas qu'il l'a décrite par une fiction fort simple, celle d'un spectateur qui s'est mêlé à tout, a passé par toutes les conditions, depuis celle de valet jusqu'à celle de premier commis et de sousministre, et a fait connaissance avec tous les vices, tous les travers, tous les ridicules, par l'exemple d'autrui, et souvent par le sien. Cette forme a été partout imitée. On a fait le Gil Blas de chaque pays ; et le meilleur livre que nous ayons sur l'Orient, l'Anastase de M. Hope, est une espèce de Gil Blas, racontant par quelle succession d'aventures, il a tour à tour essayé toutes les conditions de la vie grecque et musulmane. Mais, en Orient, cette variété de tableaux ne peut naître que d'une foule de vicissitudes violentes et romanesques. Dans notre civilisation paisible, c'est une suite d'événements fort simples qui nous montrent la société sous tous les points de vue. Aucun incident pris à part n'est rare ni singulier. Quant au personnage principal, comme acteur et comme témoin, il est également

tiré de la moyenne de l'humanité. Il n'a ni vertus ni

talents extraordinaires.

....

Quemvis media erue turba,

Aut ab avaritia, aut miser ambitione laborat.
Nam vitiis nemo sine nascitur; optimus ille est
Qui minimis urgetur.

Aussi le tout est conté d'un ton si simple et si vrai, qu'après avoir lu le livre, on connaît et parfois dans le monde on retrouve les personnages. Gil Blas, par exemple, «< c'est un homme d'esprit, né pour le bien, mais facilement entraîné vers le mal; profitant de l'expérience qu'il acquiert à ses dépens pour tromper à son tour les hommes qui l'ont trompé ; se livrant sans trop de scrupule à cette représaille, et quittant volontiers le parti des dupes pour celui des fripons; capable cependant de repentir et de retour; conservant jusqu'au bout le goût de la probité, et se promettant bien de redevenir honnête homme à la première occasion. »

Ce n'est pas moi, qui ai tracé cet ingénieux portrait; je le prends comme résumé historique dans un éloge (1) de le Sage. Quant au docteur Sangrado, au poète Fabrice, et même à l'archevêque de Grenade, ils sont tellement connus

(1) Éloge de Le Sage, par M. Patin.

qu'il n'y a plus à les décrire: leur nom est leur portrait.

Un seul reproche sérieux a été fait au roman de Gil Blas, c'est l'absence trop marquée de toute élévation de sentiments. L'égoïsme, la poltronnerie, la servilité y sont peints avec indulgence, a-t-on dit ; et l'on s'y plaît avec les fripons. Nous l'avouons, il y a peu d'exaltation morale dans Gil Blas. C'est la marque du temps où il fut écrit. I appartient à l'école de ces écrivains libres penscurs, qui, dans leur hardiesse un peu bourgeoise, riaient sous cape des vices du siècle, mais prenaient tout doucement le monde comme il est, sans espoir de le réformer. De ce nombre étaient Crébillon fils, Piron, et plus tard Collé. Le Sage eut sur eux l'inestimable avantage de respecter toujours les mœurs. Il est moins idéal, mais non moins pur que Walter Scott. Du reste, fort honnête homme pour son compte, et d'un caractère noble et désintéressé, il est sans colère contre les malhonnêtes gens. Les côtés peu nobles de notre nature, l'égoïsme, l'intérêt, la complaisance servile, le défaut de courage, ne le choquent pas assez ; il en rit, et parfois les excuse. Un critique célèbre a vivement blâmé cette habitude d'esprit qu'il appelle prosaïque. Nous y voyons surtout la marque du temps, l'esprit de ces dernières

années du règne de Louis XIV, qui se fondent si bien avec les premières de la régence, époque de corruption sourde, de religion sans foi, de bassesse, de vénalité. Le Sage ne s'indigne pas de vices si communs sous ses yeux; mais il les rend, pour toute punition, avec une vérité parfaite.

Quand il peint l'ébranlement de la vieille monarchie espagnole, les sottes obstinations des ministres, les friponneries des premiers commis, évidemment il songeait à la France. Les touches sont légères et prudentes. Le Sage n'est pas philosophe; il n'aime pas les novateurs, même en littérature. C'est un libre penseur du vieux temps, qui, loin de la cour et du grand monde, content des douceurs d'une vie obscure, rit tout bas de ce qui se passe au-dessus de lui. Ce point de vue était tout autre que celui de la Motte, de Fontenelle, de Voltaire, novateurs, mais courtisans, sceptiques en religion, mais ménageant fort les cardinaux premiers ministres.

Le Sage, très sévère pour Fontenelle et les esprits subtils, qui veulent changer la langue du blanc au noir, n'épargne pas davantage le génie tragique de Voltaire. Non content de s'en moquer sur le théâtre de la Foire, où venaient les grandes dames de la régence avec le même empressement que leurs

laquais, c'est Voltaire qu'il a mis dans Gil Blas, sous le nom du poète Gabriel Triaquero, dont les vers, farcis de maximes et mal rimés, font fureur à Valence, el sont préférés à ceux du sublime Lope de Véga et du moelleux Caldéron. Voltaire sans doute aussi s'est souvenu de ce passage, lorsqu'il a parlé trop légèrement de le Sage, dont il aurait dû beaucoup admirer la prose, aussi nette et aussi vive que la sienne.

Le Sage, éloigné du monde, passa ses dernières années dans une retraite moins agréable que le château de Lirias, à Boulogne-sur-Mer, chez un de ses fils devenu chanoine. Son autre fils s'était fait comédien. Dans la vieillesse et la surdité, le Sage conserva l'esprit et la gaieté du conteur le plus aimable, et mourut respecté de tous ceux qu'il avait fait rire.

La vie de le Sage, comme celle de quelques autres moralistes, s'écoula sans événements, et ne fut pas agitée de vives passions. Il avait pris pour devise le mot de la Bruyère, et s'y renferma: « Le philosophe use ses esprits à démêler les vices et le ridicule des hommes. »

L'Etude qui précède fait partie du Cours de littérature française, tableau de la littérature au 18 siècle, par M. Villemain. (Librairie académique, ancienne maison Didier et C, Émile Perrin, éditeur).

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