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Dans la langueur et l'ennui où s'éteignaient les dernières années du siècle brillant de Louis XIV, la vive satire du Diable boiteux eut un prodigieux succès; le titre et le fond étaient pris de l'espagnol, mais rajeunis par des allusions toutes contemporaines. L'édition fut enlevée rapidement; et deux jeunes seigneurs se disputèrent, l'épée à la main, dans la boutique du libraire, le dernier exemplaire de ce livre, où la cour était si bien peinte.

Animé par cette faveur publique, le Sage fit son chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre de la comédie-roman, Gil Blas. Puis, en vieillissant, il traduisit ou imita de l'espagnol Gusman d'Alfarache, Estevanille, le Bachelier de Salamanque. De là, sans doute, le procès littéraire fait à le Sage sur la propriété de son meilleur roman; car de nos jours encore, une prétention nationale lui dispute son Gil Blas, en disant : « Il nous a pris même ses plus médiocres ouvrages; à plus forte raison son chef-d'œuvre ; » raisonnement d'après lequel les Espagnols pourraient soutenir que le Sage, ayant emprunté deux de ses petites comédies du Point d'Honneur et de Don César, a dû leur prendre aussi Turcaret.

Un mot, sur cette controverse qui, bien comprise, est un honneur sans exemple pour le Sage.

Jamais, en effet, dans ces simulations de mœurs étrangères, ces contrefaçons de costumes admises en littérature, on ne vit l'art porté si loin, que le peuple imité se prétendit lui-même l'auteur de l'imitation, et prît la fiction à la lettre. C'est là pourtant ce qui est arrivé de Gil Blas et des Espagnols. Dans le siècle dernier, un homme d'esprit de cette nation, le père Isla, bon prédicateur et assez bon romancier, soutint que l'ouvrage de le Sage avait été volé d'un manuscrit espagnol inédit, et, pour grande preuve, le retraduisit sous le titre fanfaron et bien espagnol : « Les Aventures de Gil Blas de Santillane, volées à l'Espagne par M. le Sage, restituées à leur patrie et à leur langue naturelles par un Espagnol zélé, qui ne souffre pas qu'on se moque de sa nation. » Le père Isla n'indique pas, à la vérité, le manuscrit original; il n'emploie que des inductions, et parfois les plus contradictoires.

Le Sage a-t-il admirablement peint le duc de Lerme, et le comte d'Olivarès ; « Voyez, s'écrie le père Isla, le vol est évident. Un Espagnol seul pouvait si bien connaître nos ministres. » Le Sage estil tombé dans quelqu'une de ces erreurs de lieux et de distance dont les livres seuls ne préservent pas; <«<Voyez, dit le père Isla, quelle ruse pour cacher

son vol, pour en effacer la trace! c'est l'artifice de Cacus. >>

De tout cela, il faut conclure seulement l'admirable vérité et le succès universel du Gil Blas, traduit dans toutes les langues, revendiqué pour espagnol en Espagne, et reconnu indigène en France la vivacité, le naturel et la gaieté.

pour

Ce n'est pas que, dans cette affaire, nous prétendions tout à fait nier la dette envers l'Espagne; mais elle est autre qu'on ne le dit. Notre Gil Blas n'est pas volé, quoi qu'en ait dit le père Isla, et tout récemment le docte Lorente. Il n'y a pas eu de manuscrit mystérieux trouvé par le Sage, et caché pour tout le monde; mais nul doute que le Sage n'ait habilement recueilli cette plaisanterie sensée, cette philosophie grave avec douceur, maligne avec enjouement, qui brille dans Cervantes et dans Cuevedo, et dont quelques traits heureux se rencontrent toujours dans les moralistes et les conteurs espagnols. A cette imitation générale et libre, le Sage mêle le goût de la meilleure antiquité : il est, pour le style, l'élève de Térence et d'Horace.

Le Sage a été dignement loué, de nos jours, par Walter Scott. L'inventeur du roman historique, celui qui a rafraîchi l'imagination de notre vieille

a.

Europe, en évoquant tous les souvenirs du moyen âge, toutes les singularités des coutumes locales, des superstitions populaires, a senti le prodigieux mérite d'un roman qui occupe, divertit, intéresse avec les incidents de la vie commune, où tout est - neuf et près de nous, où l'homme de notre société, l'homme d'hier, l'homme d'aujourd'hui est sans cesse devant nos yeux. Le merveilleux, l'extraordinaire a sans doute un grand charme, surtout à deux époques, quand la réalité est encore mal connue, et quand elle est épuisée; mais dans l'intervalle, il est un point où ce qui plaît surtout, ce qui est invention, c'est le vrai, découvert avec justesse et vivement exprimé.

Walter Scott, par souvenir de lui-même dans sa notice de le Sage, a loué surtout l'expression pittoresque et le talent de description du romancier français. Par exemple, il admire le site agreste et le minutieux inventaire de la grotte où se cachait don Raphaël, sous un habit d'ermite. La description est heureuse en effet, et surtout sans longueurs; mais ce genre de beautés est secondaire pour le Sage : il n'a nul besoin du prestige des lieux et de la surprise faite à l'imagination par quelque spectacle ou quelque personnage mystérieux. Le cours ordinaire

des choses est son meilleur théâtre; il ne tire ses incidents et sa nouveauté que du cœur de l'homme.

Dans le Diable boiteux, il n'avait écrit que des anecdotes et des fragments sur la vie humaine. C'était la forme naturelle de l'ouvrage, cadre ouvert aux portraits satiriques, aux réflexions morales, aux épigrammes, à la rêverie. Il y avait toutefois de l'unité et quelque invention dans le caractère du Diable, pris de l'espagnol, mais fort perfectionné. Le Sage en avait fait le Diable bon homme, lui donnant cette nature friponne et déliée, malicieuse plutôt que méchante, qui domine dans son personnage de Scipion, et dont Gil Blas lui-même a quelques traits. Asmodée est resté le génie familier de tous les héros de le Sage, le démon de la bonne plaisanterie. Asmodée est bien supérieur au diable Chry sal, diable d'ailleurs fort spirituel, qu'a imaginé, d'après le Diable boiteux, un romancier anglais, enlevant pour lui les toits des maisons royales et des palais ministériels. Le roman de Chrysal était une excellente satire politique, qui ne se comprend plus guère aujourd'hui; le roman de le Sage, une satire morale encore piquante. L'auteur y a pris tous les tons, même celui d'une grave et religieuse éloquence. Son chapitre sur les tombeaux est pres

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